“Elle écrira dans la rage quand elle devrait écrire dans le calme. Elle écrira sottement quand elle devrait écrire sagement. Elle parlera d'elle-même quand elle devrait parler de ses personnages. Elle est en guerre avec son sort.” - Virginia Woolf , Une chambre à soi (1929)
La semaine dernière je me suis tour à tour plongée dans les journaux de la peintresse Marie Bashkirtseff (1858-1884), une jeune aristo naviguant les eaux troubles de l'éducation artistique pour les femmes dans le Paris du 19eme siècle, avant de me tourner vers les mots de l’autrice britannique Bernardine Evaristo qui analyse avec beaucoup de lucidité la place des femmes et des personnes non-binaires noir.es dans les musées . J’ai aussi lu des extraits des mémoires d’ Élisabeth Vigée Le Brun , avant de parcourir l'œuvre radicale et poétique de Lubaina Himid.
J’y ai lu et vu de la colère. De la révolte également contre un système qui les oppresse, qui les hiérarchise, qui leur apprend à respecter la peur , à embrasser leur sort dans le silence plutôt qu'à s'émanciper et vivre pour elles-mêmes.
En mars 1881, bien avant l’historienne de l’art féministe Linda Nochlin, Marie Bashkirtseff publie dans La Citoyenne sous le pseudonyme de Pauline Orell les mots suivants :” Mais ce qu’il nous faut, c’est la possibilité de travailler comme les hommes, et de pas avoir à exécuter des tours de force pour en arriver à avoir ce que les hommes ont tout simplement. On nous demande avec une indulgente ironie combien il y a eu de grandes artistes femmes. Eh ! messieurs, il y en a eu et c’est étonnant, vu les difficultés énormes qu’elles rencontrent.”
Dans ce texte engagé elle fait état des conséquences de l’exclusion des femmes des écoles d’art gratuites de l'État, comme Virginia Woolf elle est en guerre avec son sort et le refuse. Dans ses jounaux elle n’hésite pas a écrire sa collère : “Je grogne d’être une femme!”, et comprend malgré son jeune âge que les choses ne changeront pas d'elles-mêmes , qu’il va falloir les imposer.
Même constat fait par Lubaina Himid en 1983. Sur le texte qui accompagne l’exposition “Five Black Women” dont elle fait la curation elle dit :” The art world commits its crimes against humanity by neglect. Things will not change on their own.They must be forced. We must force them.” (Le monde de l'art commet ses crimes contre l'humanité par négligence. Les choses ne changeront pas d'elles-mêmes. Il faut les forcer. Nous devons les forcer.”)et nous rappelle ainsi qu’il faut prendre cet espace qu’on refuse de nous céder. Bien plus facile à dire qu'à faire n’est ce pas? L’idée même de revendiquer nos existences, nos droits à créer et penser le monde nous demande une confiance qu’il est encore aujourd’hui difficile de trouver dans les grandes institutions . Celles qui valident, encouragent, encadrent, donnent des opportunites aux artistes hommes, majoritairement blanc (aux États-Unis une a montré via les 18 plus grands musées americains que 87% des collections permanentes sont constituées d’oeuvres d’artistes hommes dont 85% d’artistes blancs, perso j’attends toujours un peu de transparence de notre côté de l’Atlantique), depuis des siècles. Comment se sentir naturellement légitime à exercer un pouvoir dont on a été savamment exclu?
On sous-estime l’importance de cette tape sur l'épaule qui nous dit “c’est bien”, de cette porte entrouverte par une personne qui a déjà une longueur d’avance et qui nous invite à en être, de cette institution qui va repérer notre travail et nous donner comme le rappelle si bien Bernardine Evaristo dans “Feminism” la possibilité de grandir, de prendre des risques, d'échouer, et de nous épanouir car on se sait soutenu par un système qui nous voit.
Même si les choses changent, c’est de ça dont les femmes et les personnes minorisées ont cruellement manqué. Le monde de l’art et ses boys club blancs , n'étaient pensés que pour diffuser la vision des dominants et maintenir leurs privilèges bien au chaud.
Les femmes ne vont évidemment pas attendre de recevoir la permission ou une quelconque reconnaissance pour faire de l’art. Elles vont écrire en cachette sur un coin de table de la maison familiale, apprendre le dessin en s'observant dans un miroir, tisser, ou encore tendre des toiles dans les ateliers de ceux qui vont les accepter. Elles vont faire d'elles-mêmes leurs sujets principaux, à la fois par défaut (elles n’ont pas la possibilité de faire de la peinture d’histoire qui est pourtant considérée pendant longtemps comme le genre le plus noble), mais également pour se réapproprier un récit qui leur échappait depuis longtemps.
L’autoportrait est notamment une pratique fortement liée à l’histoire des femmes artistes. Il leur a permis de se représenter en tant qu’artistes à part entière, mais leur donne aussi la possibilité d’aborder des questions politiques et sociales liées à leur genre. On saluera notamment le génie et l’audace de la peintresse italienne Sofonisba Anguissola qui peint un portrait d'elle-même étant peinte par son précepteur de l'époque afin d’apaiser les messieurs qui pourraient se sentir menacés par son talent et certainement aussi pour éviter d'être taxée de vaniteuse. Lors d’une restauration, un troisième bras apparait sur le corps de Sofonisba, sa main semble attrapper celle de Bernardino Campi pour le guider voir pour lui retirer le pinceau des mains. Audacieuse je vous ai dit.
Je pense que beaucoup de ces artistes se rendent compte assez rapidement que les lieux d’oppressions sont également des endroits qui vont leur permettre de s'émanciper en reprenant la parole, en créant à la première personne pour que leurs discours soit lisibles et se diffusent. Se représenter et mettre en avant son existence en tant que femme artiste en plus d’être des actes révolutionnaires étaient (sont?) des passages essentiels pour aller de l’avant et finir par sortir de cette vision très binaire de l’histoire de l’art.
L'idée n’est pas de ghettoïser ces artistes ou leurs créations, ni de les essentialiser, mais de savoir pourquoi encore aujourd’hui leur présence est perçue comme un acte politique. Pourquoi ce n’est pas la normalité, la base? Pourquoi il y a encore des “première femme qui a “ ou “première artiste noire qui a”? Pourquoi y a t-il encore si peu de diversité parmi celleux qui promeuvent la création? Cette lecture me semble indispensable pour comprendre comment se jouent les rapports de dominations dans le secteur culturel, mais également pour souligner tous les combats menés par ces artistes sans qui nous ne serions probablement pas aussi visibles aujourd’hui.
La grande question qui a plané sur tout ce que j’ai entrepris cette année était de savoir comment réussir à partager avec vous ma colère autant que mon espoir. J’ai souvent l’impression que ma rage est à la hauteur de ma joie, qu’elles cohabitent comme deux vieilles amies, deux sœurs qui se connaissent que trop bien, deux mères qui prennent soin de me garder autant alerte que paisible. Cette année, en côtoyant ces artistes plus que jamais auparavant, j’ai compris que cet héritage nous venait de loin. Qu’il nous relie à nos mères électives, à leurs œuvres, à leurs voix, à leurs combats.
Pour 2022 je vous souhaite donc autant de joie, d’espoir, que de rage. Prenez soin de vous.