Je commence cette lettre par une confidence. J’ai un rapport ambivalent avec la collectivité. Sans doute parce que j'y mets naïvement toutes mes espérances et toutes mes utopies. Peut-être aussi parce que je la considère comme essentielle,que j’attends d’elle de réparer et de protéger là où le système nous abandonne, nous précarise, ou nous marginalise. Elle m'évoque aussi la joie, l’optimisme, la création, le changement, et toutes les promesses qui vont avec. La collectivité est intrinsèquement politique. C’est avant tout un outil de survie dans une société dont les trois piliers sont le capitalisme, le patriarcat, et la suprématie blanche. C’est souvent un lieu aussi. Pas forcément destiné à durer. La collectivité peut-être éphémère pour répondre à un besoin précis à un moment donné. Cet espace se trouve, à priori, en dehors des systèmes qui oppressent et discriminent. Mais au cœur de ces alliances, de ces affinités électives il est souvent difficile d’échapper à l’asymétrie des rapports qui se jouent au sein d’un groupe.
Au cours de l'histoire de l’art occidentale, les femmes artistes ont ponctuellement organisé des réseaux de solidarité. À la fois pour professionnaliser leur statut, diffuser leur travail, former de nouvelles artistes , créer une communauté, et dans certains cas développer une pratique artistique collective. Pour rappel en France leur accès à l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture est extrêmement limité et réglementé. Les femmes n’ont pas non plus le droit d’y enseigner. Quand l'Académie disparaît avec la révolution, les écoles des Beaux-Arts refusent les femmes pendant tout le 19e siècle.
Déjà à la Renaissance, des artistes comme Sofonisba Anguissola ne vont pas hésiter à mettre la main à la poche pour aider des femmes à se former et à vivre de leur travail. D’autres comme Adélaïde Labille-Guiard vont enseigner en marge de l'académie. La fin du 19e siècle en France va être un moment clé pour les luttes collectives vers une reconnaissance de la femme comme artiste à part entière. En plus de la multiplication de lieux d’enseignements, certains créés par des femmes comme l'artiste Marie Vassilief par exemple, L'union des femmes peintres et sculpteurs (UFPS) voit le jour en 1881 grâce notamment à la sculptrice et militante française Hélène Bertaux . L’union devient un outil de revendication. Les femmes réclament le droit d’intégrer l’École des beaux-arts au même titre que les hommes et la mixité au prix de Rome.
Pour autant, le partage de luttes ne suffit pas forcément à circonscrire le groupe solidaire. On voit beaucoup le mot “sororité” utilisé à toutes les sauces quand il s’agit de parler des réseaux de femmes artistes , des femmes mécènes ou marchandes d’art, mais évidemment c’est bien plus complexe que ça. Quand elle réfléchit à la sororité dans « Sisterhood : Political Solidarity Among Women », publié dans Feminist Theory: From Margin to the Center (1984), l’intellectuelle, universitaire et militante afro-américaine bell hooks refuse de fonder exclusivement la solidarité sur une sympathie réciproque née de la souffrance ou de l’oppression partagée.
Estelle Ferrarese dans un article pour les cahiers du genre : “bell hooks et le politique. La lutte, la souffrance et l'amour” nous explique que pour bell hooks la sororité n’est ni unanimité, ni communauté. Elle est au contraire heurtée, conflictuelle. hooks nous dit: “ S’engager radicalement dans la lutte politique, c’est accepter de plein gré la responsabilité d’utiliser le conflit de manière constructive, c’est-à-dire nous préparer à nous servir du conflit pour mieux nous comprendre mutuellement et pour définir les paramètres de notre solidarité politique.” Ca m’a fait penser à ce que l'écrivaine et militante féministe lesbienne états-unienne Sarah Schulman explique dans “Le conflit n’est pas une agression”. Elle y fait un état des lieux de notre incapacité grandissante à gérer un conflit. Et particulièrement du fait que lorsqu’une personne minorisée indique une situation de conflit , la personne dominante va souvent l’entendre comme une agression.bell hooks nous rappelle d’ailleurs que l’horizontalité dans la collectivité est loin d’être une norme. Il est nécessaire : «d’affronter la manière dont des femmes, que ce soit par le sexe, la classe ou la race, ont dominé et exploité d’autres femmes » nous dit-elle.
La galerie A.I.R., le nom est un hommage à l'héroïne de Charlotte Brontë Jane Eyre mais est l’acronyme d' “artiste en résidence” , voit le jour en 1972 à New-York. Établie comme une organisation sans but lucratif , A.I.R. est entièrement organisée et dirigée par des femmes artistes (plus tard également par des artistes non-binaire) ce qui est une première aux États-Unis. Basée sur les principes féministes de coopération économique (chaque artiste paye une cotisation) et de décision par consensus , elle offre aux femmes artistes un lieu d’exposition , un réseau de solidarité , mais également la possibilité de faire de l’art en dehors du système dominant : « A.I.R. ne vend pas d'art ; elle change les attitudes à propos de l'art créé par des femmes. A.I.R. propose aux artistes femmes un espace pour montrer un travail innovant, transitoire et hors des tendances du marché, conformément à la conception des artistes”.
Après des années de galères à trouver une galerie pour les représenter, les artistes et amies Barbara Zucker et Susan Williams ont l’idée d’un espace collectif autonome . Puis suite à une manifestation féministe au Whitney Museum menée par des membres du “Ad Hoc Women Artists' Committee”, parmi elles la critique d’art et activiste Lucy Lippard ou encore l’artiste Faith Ringgold, qui militent pour les droits des femmes artistes et une représentation plus égalitaire au sein des musées , elles se lancent et partent à la rencontre de centaines de femmes artistes dans leurs ateliers. Parmi les premiers membres d’A.I.R. on retrouve des noms comme Louise Bourgeois , Nancy Spero, Harmony Hammond, ou encore Howardena Pindell qui se trouve être à ce moment là la seule femme racisée du groupe. Les préoccupations féministes sont centrales à A.I.R. La collectivité se forme autour de l’espoir de créer du changement politique, la galerie se veut être un lieu radical, un espace qui met à disposition des femmes les ressources et outils nécessaires (certains très concrets comme des bourses pour soutenir la jeune génération) pour faire de l’art et évoluer dans un monde d’hommes. Le fait que la galerie soit encore nécessaire aujourd’hui montre bien que le système actuel continue à favoriser et valoriser la création masculine.
La solidarité est avant tout politique à A.I.R., mais il y a un angle mort. La race. Howardena Pindell, l’une des membres fondatrices , expliquera a de nombreuses occasions , les difficultés qu’elle a rencontrées à faire partie d’un groupe qui refusait de parler de racisme. À cette époque-là aux États-Unis, on est encore très loin de l'intersectionnalité, le féminisme est même principalement représenté par des femmes blanches malgré un nombre important de figures afro- féministes. Le terme intersectionnel n’apparaît d’ailleurs qu’en 1989 , proposé par l'universitaire afro-féministe états-unienne Kimberlé Williams Crenshaw pour parler spécifiquement de l'intersection entre le sexisme et le racisme subis par les femmes afro-américaines.
Pindell explique qu’elle avait déjà été ostracisée par le Black Arts Movement qui était principalement représenté par des hommes qui jugaient son travail autour de l’abstraction “trop blanc”, puis évidement par le monde de l’art pour qui elle était trop noire. Elle commence a trouvé des affinités avec le “Women’s Movement” (aujourd’hui elle en parle comme le “White Women’s Movement”). Avec A.I.R. il y a , à priori, enfin la possibilité de pouvoir être soi. Mais très rapidement en réunion elle se rend compte que dès qu’elle mentionne des problématiques liées à la race, on l’ignore voire on tourne ses propos en dérision : “L'une des femmes de la galerie disait pendant des années lors de réunions que je ne savais pas que j'étais noire! Probablement, parce que j'avais une bonne éducation, j'avais un bon travail. Et je parlais avec force. Je n'étais pas obséquieuse. Je ne me mettais pas à genoux devant elle ».
Elle expliquera également que les membres ont refusé un projet vidéo , qu’elle réalisera finalement qu’en 2020, qui proposait une réflexion sur l’histoire du racisme aux Etats-Unis et sur l'impérialisme . Pindell grandit dans une Amérique d'après-guerre où la violence raciale est omniprésente, où la presse n’hésite pas à publier des photos d’hommes noirs lynchés par la police. Dans “A piece from Rope/Fire/Water”, elle partage avec nous ses traumatismes liés au racisme. Howardena Pindell finit par quitter A.I.R . à la fin des années 70. Ana Mendieta, une autre artiste racisée, exposera à plusieurs reprises avec A.I.R. Mais de même, son expérience sera mitigée. Elle s’y sentira exclue.
C’est peut-être là que se trouve mon ambivalence avec la collectivité. Même dans la marge, on exclut , on ostracise. Pas forcément de façon intentionnelle, mais ça continue insidieusement à créer un fossé. Alors en pensant ainsi je réfléchis peut-être à un niveau micro au lieu de me concentrer sur “the bigger picture”. Quand on voit les manifestations contre la réforme des retraites en ce moment en France, ou les britanniques qui se mobilisent dans la rue contre une politique toujours plus austère et précarisante évidemment que je me réjouis. Je crois fondamentalement en la force du groupe, et pour moi celle-ci se situe dans la pluralité des voix et des expériences de celles et ceux qui le forment. Faisons cependant attention à ne pas tomber dans des boy’s club 2.0, car évidemment le risque est de reproduire ces modèles de collectivité qui ne servent qu’un groupe restreint.
Les réseaux de solidarité ont permis de solidifier des fondations très fragiles pour les femmes dans le monde de l’art. Plus qu’un lieu de diffusion et de communauté, ce travail commun a permis de créer des ressources pour rendre ces artistes plus autonomes, mais a aussi permis d’entreprendre un travail d’archivage , de documentation du parcours artistique de toutes ces femmes. Je pense par exemple à la création des Women Art Registry qui montraient l’immense richesse et la diversité de l’art créé par des femmes. Impossible de dire désormais que les femmes n’ont jamais fait d’art minimaliste par exemple, et de nier leur existence.
Chaque fois que je pense à l’art et la collectivité je pense à l’artiste féministe Suzanne Lacy, qui a souvent réuni des groupes de femmes (pas forcément artistes) sur ses performances. Travailler, réfléchir, faire ensemble faisait sens. En 1972 accompagnée d’autres artistes féministes et éco-féministes comme Aviva Rahmani, Judy Chicago, et Sandra Orgel elle crée “Ablutions”. Dans un grand espace on retrouve trois larges baignoires en métal, l'une est remplie d'œufs, la seconde de sang, et la troisième d'argile. Dans chacune flottent des coquilles d'œufs, de la corde, des chaînes, et aussi des reins d'animaux. Un groupe de femmes s'y baigne successivement avant d'être emballé dans un drap la peau craquelée par l'argile prenant désormais l'allure de cadavres momifiés. On retrouve aussi une femme en arrière plan qui se fait recouvrir de bandages. A cette scène déjà intense et viscérale viennent se superposer des témoignages audio de victimes de viols enregistrés au préalable par Lacy. Ils sont explicites, sans filtres, elles (seuls des récits de femmes cis ont été recueillis) expliquent en détails leurs attaques et les séquelles psychologiques et parfois physiques avec lesquelles elles vivent désormais. Ces artistes vont être l'une des forces derrière des changements sociétaux profonds aux États-Unis en matière de violences sexuelles (je pense notamment au travail de Lacy « 3 weeks in May » qui a alerté sur l'épidémie de viols à LA en 1977). Elles vont présenter le viol et les violences faites aux femmes comme un outil politique et systémique et non plus comme des cas isolés.C’était une sorte de #metoo avant l'ère des réseaux et de la viralité.
Tout ça pour dire que la collectivité est multiple. Qu’elle réside parfois dans un geste qui peut sembler anodin. Elle nous permet de faire résonner notre voix, autant qu’elle peut venir la bousculer. J’ai une très grande soif de collectivité cette année, et je pense que c’est un thème qui apparaîtra en filigrane dans ce que je partagerais avec vous cette année par ici ou sur Instagram.
à la prochaine!
Eva
ps: n'hésitez pas à m’écrire, j’adore lire vos retours et nos échanges.
Merci beaucoup pour cette newsletter! Pour le mémoire que je fais cette année, je m'intéresse notamment à Judy Chicago, en particulier au travail qu'elle a effectué dans les années 70 et cette réflexion sur le collectif a pris beaucoup de place dans mes recherches et mon travail. Je trouve passionnant cette idée de travailler ensemble à une oeuvre, que ce soit Womanhouse ou The Dinner Party, c'est si à rebours du capitalisme individualiste que ça prend des allures de révolte, au-delà même du sujet des oeuvres en question!