“J’écris pour ces femmes qui ne parlent pas, pour celles qui n’ont pas de voix parcequ’elles sont terrorisées, parcequ’on nous a plus appris à respecter la peur qu’à nous respecter nous-mêmes. On nous a appris que le silence pouvait nous sauver, mais c’est faux.” - Audre Lorde
C’est marrant mais à chaque fois que je me dis que je vais vous parler d’amour (promis ça arrive), mon fil de pensée dérive, mes intentions se déplacent. C’est comme si j’avais développé une technique pour tenir à distance ce sujet trop important, qui mérite peut-être plus qu’une simple missive. Et pourtant Dieu sait qu’on a besoin d’amour en ce moment. Besoin d’être témoins de belles choses. Besoin d’élans chaleureux, d’affinités, de résonances. Ce que j’aime avec l’art (sous toutes ses formes), c’est la possibilité de ressentir tout ça, même quand le sujet qui s’esquisse en creux est lourd. Parler, même brièvement, de toustes ces artistes avec vous, c’est me rappeler quotidiennement que rechercher les liens qui nous unissent avec ces créateurices et penseuses/penseurs n’est pas une action vaine. Au contraire, c’est une façon de ne plus se sentir écartée d’un récit qui encore aujourd’hui a tendance à nous négliger, à réduire notre valeur. Oui c’est une démarche presque égoïste, vouloir se resituer, se créer une généalogie hors des liens du sang. Et cette fois encore en préparant cette lettre sur la peur et l’art, la magie a opéré, des parentés se sont créées.
J’ai découvert il y a peu, on ne juge pas, l’existence de la philosophe et activiste française Simone Weil (1909-1943). Diplômée de l'École normale supérieure, elle commence à enseigner la philo à 22 ans. A cette époque, elle est l’une des rares philosophes à s'intéresser à la condition ouvrière. Elle soutient les syndicats, rejoint les mouvements de grève contre le chômage et n’hésite pas à reverser son salaire de prof à la caisse de solidarité des mineurs. Elle écrit également dans plusieurs revues d’extrême gauche comme La Révolution prolétarienne. Elle part en Allemagne au début des années 30 pour essayer de comprendre la montée du nazisme, et à son retour en France elle commence à travailler en tant qu’ouvrière à l’usine (elle passera notamment par Renault) et tient un journal pour raconter la douleur du travail à la chaîne, la faim, l'épuisement, et la précarité. Sa santé se détériore, elle retourne brièvement à l’enseignement avant de partir en Espagne en 1936 pour s’engager auprès des résistant.es, des paysan.nes, et des révolutionnaires pendant la guerre qui touche le pays. Jusqu’au bout de sa courte vie, elle meurt à 34 ans d’une pneumonie, elle veut absorber la souffrance des autres pour la comprendre. Qu’on se le dise, sa compassion et son souci de l’autre ne sont pas communs. Simone est d’origine juive mais se convertit au catholicisme, il y a donc une dimension spirituelle dans ses écrits, presque mystiques par moment. Une anarchiste chrétienne, Simone.
Pourquoi je vous parle de Weil? Parce qu'avant sa mort, elle a écrit sur la souffrance et sur la peur. Elle y joint notamment la notion de consentement. Consentir à la souffrance (physique comme psychologique) pour en faire quelque chose, pour la transformer, pour ne pas essayer de l’effacer à tout prix. Pareil pour la peur. On peut ne pas être d’accord évidemment, mais je me suis rendu compte que de nombreuses artistes, notamment dans le domaine de la performance, vont de manière parfois très viscérale, s’attaquer à ces sujets sous cet angle, voir en faire les moteurs de leur démarche artistique sans pour autant que ça soit un geste cathartique.
Certaines comme Marina Abramović, Yoko Ono, Gina Pane, Carolee Schneemann, ou même VALIE EXPORT ne vont pas hésiter à se mettre dans des positions de vulnérabilité (voir de danger), pour adresser ces émotions et exposer les angoisses comme les menaces qui peuvent en découler. Peut-être parce qu'en les affrontant elles vont les dégager et se créer des espaces de liberté?
Pour rappel, l’histoire de la performance est étroitement liée aux mouvements féministes et queer, notamment car elle permet d’illustrer par des actions directes la violence systémique de notre sociéte patriarcale sur les femmes et personnes minorisées. Leurs corps, qui étaient jusqu’alors des objets de désir, vont devenir des corps politiques. Mais vous imaginez bien qu’on ne manque pas d’exemples de meufs terrorisées, mais quand bien même sexualisées, dans l’histoire de l’art occidentale. Car après tout l’art n’a jamais cessé de refléter la façon dont on envisage les femmes. Que ce soit les nombreuses versions de Suzanne et les Vieillards, les fameux enlèvements ou rapts “amoureux” (Perséphone, Europe, les Sabines pour ne nommer qu’elles ), la peur et la souffrance des femmes ont toujours eu une place dans nos musées. Ces thèmes qui fascinent depuis la redécouverte des textes antiques à la Renaissance, ont d’une certaine façon participé à banaliser la culture du viol, ainsi que certaines des souffrances et peurs propres au groupe social que constitue les femmes. Encore une façon de les dominer, évidemment.
En 1973, l’artiste serbe (ou comme elle aime le dire “venant d’un pays qui n’existe plus” à savoir l’ex-Yougoslavie) Marina Abramović débute à Edinburgh sa série de performances “Rythm” avec “Rhythm 10” (ces performances sont documentées uniquement en photos). Devant une audience, elle reproduit un jeu à boire populaire parmi les paysans russes et yougoslaves : sur une planche en bois ou une table on pose sa main en écartant les doigts et à l’aide d’un couteau bien aiguisé on frappe le plus vite possible entre ses doigts. Chaque fois qu’on se coupe, s’entaille, se blesse on reprend un shot d’alcool. Plus l’ivresse avance, plus on a de chances de se faire mal. Pour sa performance, l'artiste utilise une dizaine de couteaux, et pose sa main sur une feuille blanche pour garder les traces de son sang. Elle est aussi accompagnée de deux magnétophones, elle enregistre les bruits des coups de couteaux et après s’être blessée une vingtaine de fois elle rejoue les sons enregistrés et tente de reproduire le même enchaînement.
Abramović n’a jamais caché cette enfance vécue dans la peur, entre la situation politique instable dans le pays, le mariage difficile de ses parents, et une mère qui la bat et la brime au quotidien. Ses traumatismes et les maux psychologiques et physiques qui en découlent, elle va les confronter à son art. Le seul espace de liberté qu’elle se trouve. Au sujet de la peur, elle écrit dans ses mémoires : “La peur vient de vos parents et d'autres membres de votre entourage. Ce sont eux qui la construisent en vous. On est tellement innocent au début; on ne sait pas”. J’ai lu que même l’origine de son prénom a une histoire assez traumatisante. Marina était le prénom d’une soldate russe dont son père était amoureux pendant la seconde guerre mondiale, et qui serait morte devant lui lors de l’explosion d’une grenade. Pas très léger pour débuter dans la vie.
Son rapport à l’art est fort, une question de vie ou de mort comme elle le répète souvent. La peur immense en amont de cette performance se dissipe à partir du moment où elle se retrouve à genoux au sol face à la feuille blanche. Elle se sent en sécurité. Elle contrôle la peur et la souffrance qui se dressent devant elle. Le public présent au Melville College l’observe en silence, elle explique que la peur qui envahit la pièce les unis, qu’iels ne forment plus qu’un seul organisme. Cette expérience, proche de l’automutilation, Marina la vit comme quelque chose de transcendantale. Dans ses mémoires publiées en 2016 elle explique que lors de cette première performance elle “rencontre une Marina qu’elle ne connaissait pas encore”. Elle utilise sa peur, notamment celle du sang qu’elle redoutait enfant (elle avait beaucoup de saignements de nez liés à ses traumas, elle sera d’ailleurs hospitalisée plusieurs fois) pour la transformer, pour repousser les limites, pour la contrôler, chose qu’elle ne va jamais cesser de faire tout au long de sa carrière quitte à se mettre en danger. Pendant “Rythm 5” (1974) elle s’allonge au centre d’une étoile en bois qui est en train de brûler, son oxygène diminue au fur et à mesure que le feu prend de l’ampleur et elle perd connaissance. Pareil avec “Rythme 0” (1974), une performance durant laquelle elle invite le public à faire ce qu’il veut de son corps en mettant à sa disposition 72 objets, parmi lesquels une hache, des ciseaux, des chaînes, ou encore un flingue chargé. « Faites de moi ce que vous voulez » leur dit l’artiste .
Dans un entretien réalisé par Sophie Cassagnes-Brouquet à l’occasion de la rétrospective organisée à la Galerie Serge Le Borgne à Paris le 7 février 2009, Abramović dit ceci au sujet de la peur : “C’est important pour l’être humain d’être libéré de la peur. On a deux grandes peurs basiques dans la vie, celle de souffrir et celle de mourir. Pour ma part, je ne suis pas concernée par ces peurs dans ma vie privée, mais je les joue en face du public et utilisant l’énergie du public. Je me confronte avec ces peurs, mais le public peut aussi se voir en moi comme dans un miroir et si je peux le dépasser et m’y confronter, les spectateurs peuvent aussi le faire dans leur propre vie ; c’est une image inversée qui me permet de communiquer avec le public et je peux seulement le faire si je le joue sous la forme d’une performance. Dans ma vie privée, je ne cherche pas à souffrir mais, pendant la performance, je le joue pour m’y confronter, pour montrer qu’elles existent, qu'on peut s’y confronter, les adoucir et les surpasser. Si je peux souffrir pour me libérer de la souffrance, alors j’accepte la souffrance et c’est très important. Mais c’est un outil pour créer une œuvre d’art.”
Est-ce que comme Simone Weil l’écrivait, l’artiste accorde son consentement à la peur et à la souffrance pour la transformer? Il semblerait que oui, mais dans le cadre de la pratique artistique, ce qui fait finalement toute la différence. Il y a une limite posée.
Je ne suis pas certaine que l’art soit toujours un lieu safe pour que les femmes et personnes minorisées explorent leurs peurs et leurs souffrances (d’ailleurs il faudra un jour discuter de cette nouvelle injonction à la vulnérabilité qu’on nous imposent notamment dans le domaine de la création), mais Abramović a réussi à créer cela pour elle-même. Et on peut comme moi avoir quelques réserves sur sa démarche, et se dire que c’est quand même rafraichissant de voir une femme parler de la peur et la performer quand nous avons souvent été habitués à voir dans l’art des femmes qui l’engendrent, notamment à travers les figures de sorcières, de femmes fatales, d’Eve et toute sa bande de pêcheresses.
C’est notamment de ça dont je parle quand je répète qu’il est indispensable que les musées prennent leur responsabilité et exposent / acquièrent plus d’oeuvres de femmes, de personnes racisées et minorisées dans leurs collections permanentes car nous sommes beaucoup trop souvent dépeint.es comme des êtres de surface, sans profondeurs, sans agentivité sauf si il s’agit de nuire et de tourmenter. Sauf si il s’agit d’encaisser. De quoi ont-ils peur?
Pour aller plus loin:
Marina Abramovic, créatrice en Art corporel. Eléments d’une biographie. Entretien réalisé par Sophie Cassagnes-Brouquet à l’occasion de la rétrospective organisée à la Galerie Serge Le Borgne à Paris le 7 février 2009
“Traverser les murs” de Marina Abramović (2017)
Women's Performance Art: Feminism and Postmodernism de Jeanie Forte (1988)
“La Performance : un espace de visibilité pour les femmes artistes ?” AWARE (2020)