D’aussi loin que je me souvienne, la représentation de la folie des femmes dans l’art ou dans la pop-culture m’a toujours plus effrayée et mise mal à l'aise que celle des hommes. Isolées, névrosées, parfois monstrueuses, souvent sexualisées, elles sont présentées comme des anomalies, des menaces au bon déroulement de notre société, leur douleur est instrumentalisée, même fétichisée.
En comparaison, celle des hommes se révèle parfois comme un moteur à la création, on lui doit entre autres le mythe si romantique du génie masculin tourmenté (coucou Van Gogh). Rien d'étonnant vous me direz dans la mesure où se sont majoritairement les hommes qui étaient (sont?) aux commandes de la production culturelle pendant des siècles. Bien que les femmes souffrent exactement comme eux de troubles dépressifs ou de maladies psychiatriques, un double standard va s'opérer.
Là où les hommes sont passionnés,mélancoliques, ou exaltés, la maladie les rendant ainsi plus intéressant ,les femmes elles sont incontrôlables, hystériques, et folles.
Des traitements différents que l’ont doit notamment á Hypocrate (oui oui ca remonte loin, le père fondateur de la médecine aurait associé l'hystérie ( en grec hyster signifie la matrice, les entrailles, l’utérus) avec un mal dont seules les femmes seraient emparées), Freud (ce hater pour qui les femmes qui sont des êtres sans sexe visible sont des continent noir, des mâles émasculés..), ou encore le neurologue Jean-Martin Charcot qui n’hésite pas a mettre en scène ses “folles de la Salpêtrière” telles des animaux de foire sous couvert d’établir une description clinique de ce trouble. Les artistes ne sont évidemment pas en reste et vont aider via l’art à genrer la folie au féminin.
À la fin du 19e siècle on parle même d’une "féminisation de la folie”. Ces stéréotypes sexistes sur la santé mentale des femmes vont permettre plein de dérives comme des internements arbitraires, des lobotomies, et autres opérations douteuses, et faire notamment d’artistes comme la sculptrice Camille Claudel (1864 -1943) ou encore la photographe Dora Maar (1907-1997) des archétypes de la santé mentale défaillante des femmes. Des exemples à ne pas suivre, annulées comme artistes, et dont la contribution artistique va souvent être réduite à leurs amants célèbres et le mal qui va les ronger souvent suite à ces relations abusives et violentes.
Quand je pense á Dora Maar la première image qui me vient en tête c’est le tableau de la femme qui pleure (1937) de Picasso. On y voit une femme brisée et en souffrance , on revient á cette idée de fétichisation de la douleur des femmes mentionnée plus haut. La cruauté de Picasso fait ,de cette femme qu’il tente volontairement de casser, une oeuvre d’art : “Pour moi, Dora est une femme qui pleure. Pendant des années, je l’ai peinte en forme torturée, non pas par sadisme mais par plaisir”. *Tout est dit. Comme Claudel (qui passera près de 30 ans à l'asile de Montdevergues et finira à la fausse commune) Dora va connaître l’internement, et les cures psychanalytique avec Lacan rencontré par l'intermédiaire de Paul Eluard. Dora abandonne la photographie, mais continue une activité artistique. Elle se tourne vers la peinture durant ses années dans sa maison de Ménerbes dans le Vaucluse.
Alors que certaines abandonneront peu à peu leur pratique, d’autres au contraire comme la plasticienne Japonaise Yayoi Kusama (1929) ou la française Aloïse Corbaz (1886-1964), figure importante de l’art brut, vont s’y plonger et utiliser l’art comme un exutoire, un apaisement, une forme de care qui aide à gérer leurs troubles. Kusama créer de façon compulsive, elle accumule pour éteindre mais aussi comprendre ses angoisses . Leurs œuvres ne se limitent évidemment pas à leur santé mentale, elles proposent des formes artistiques et techniques innovantes et travaillent énormement. Elles nous permettent également de déstigmatiser ce tabou encore bien coriace qu’est celui de la relation entre les femmes et la santé mentale. Avec nuances et sensibilités elles s’emparent de leurs propres narrations et permettent sûrement à d'autres de s’y retrouver aussi.
Pareil pour l’artiste et écrivaine allemande Unica Zürn (1916-1970) qui pendant des décennies, ponctuées d’internements en hôpital psychiatrique où elle va produire la majorité de son art , va sonder notamment via le dessin la maladie avec laquelle elle cohabite : la schizophrénie. Elle se place en observatrice et se représente entourée de formes chimériques dans lesquelles langage pictural et verbal se rencontrent. Elle va notamment pratiquer le dessin automatique, et se rapproche de l’Art Brut en ce sens même si on ressent principalement l’influence du surréalisme. Elle fût la compagne de l’artiste surréaliste Hans Bellmer ,vous vous rappelez le mec omnibulé par les poupées qu’il démonte, manipule, attache? Il dira d’Unica qu’elle était son ultime poupée.
Un autre double standard assez fréquent, est de reprocher aux femmes leur indécence lorsqu’elle aborde dans leur travail un sujet aussi personnel que la santé mentale. C’est notamment le cas de l’artiste britannique Tracey Emin (1963). Quand en 1998 elle décide suite à une profonde dépression d’exposer le lit dans lequel elle s’est réfugiée et reconstruite , c’est une confession qu’elle nous offre. Un autoportrait cru d’une période de sa vie durant laquelle elle s’est sentie sombrer. En montrant ce lit recouvert de divers fluides corporels entouré de bouteilles d’alcool, de culottes tachées de sang, de clopes, de capotes usagées, d’un test de grossesses, et de crasses duquel elle s’est extraite, Emin nous donne à voir l’un des visage de la dépression. Elle montre que les femmes ne sont pas des êtres lisses sans aspérités, que leur sexualité n’est pas que reproductive ou romantique, qu’elles ne doivent à personne de maintenir l’image de perfection et de dévouement que la société attend d’elles.
Il est intéressant de noter qu’il y a un plaisir visuel chez certain.es dans la contemplation de la représentation de la souffrance des femmes (et de toute autre personne minorisée d’ailleurs). Comme le dit très bien Picasso il prend du plaisir à représenter Dora qui pleure donc qui a mal, mais lorsque les femmes s’emparent de ce sujet et parle de leur expérience personnelle on pointe du doigt leur absence de pudeur, on les condame, et on en profite pour les essentialiser au passage. Un bel exemple de domination.
Les images influencent et renforcent les stéréotypes misogynes et sexistes quand elles ne contribuent pas à les créer. Réinvestir et se réapproprier nos représentations est donc une révolution, certes pas simple et linéaire, qui porte déjà ses fruits. J’ai eu la chance récemment de m’entretenir avec Iris Brey, l’autrice du livre “Le Regard Feminin, une révolution à l'écran”, qui m’a confortée dans l'idée de faire plus confiance à mon corps et à ses réactions quand je regarde de l’art. C’est aussi une façon de comprendre les images, de dénouer ce qui se trame devant nous, ce qu’elles disent de nous, savoir si elles pérennisent la domination du regard unique ou si au contraire nous sommes enfin invité.es a y prendre part.
*ERRATUM : bien que cette citation apparait regulièrement sous cette forme , elle est incorrecte “(…) non par sadisme ou par plaisir”.