“Peindre calmait le chaos qui agitait mon âme et fournissait une structure organique à ma vie sur laquelle j’avais prise. C’était une façon de domestiquer ces dragons qui ont toujours surgi dans mon travail tout au long de ma vie et cela m’aidait à me sentir responsable de mon destin. Sans cela, je préfère ne pas penser à ce qui aurait pu m’arriver.” - Niki de Saint Phalle
Utiliser le “je” pour faire de l’art quand on est une femme ou une personne minorisée c’est souvent transgresser. C’est parfois (toujours?) faire, consciemment ou non, de la politique à partir de soi. C’est tendre vers un “nous”, vers un “je” collectif sans pour autant oublier les oppressions et les spécificités propres à chacun.e. Ce passage de la vie privée à la vie publique fait souvent des artistes qui utilisent la première personne des criminelles. Des impudiques, des indécentes , ou encore des immorales. Pourtant de Frida Kahlo à Louise Bourgeois en passant par Niki de Saint Phalle, Tracey Emin, ou Sophie Calle , les pratiques artistiques de l’intime ont été et sont toujours présentes au cœur des œuvres de nombreuses artistes. Dire “je” reste un acte engagé quand on est une personne dominée. C’est parfois faire publiquement état de la violence et des rouages du système patriarcal raciste et capitaliste dans lequel nous évoluons (survivons). De montrer qu’il se dissimule dans les endroits les plus intimes de nos vies , qu’il s’immisce jusque dans nos corps. Parler c’est risquer de faire changer les choses, ce “je” s’accompagne donc souvent d’intimidation, de menaces, ou encore d’humiliations.
Au-delà de la crainte de l'impact potentiel du récit intime, il y a aussi l’idée que les femmes qui ne se soumettent pas à la longue liste de codes de conduites et de bienséance imposés par le patriarcat sont des dissidentes. La maternité doit être heureuse voir béate, ne venez pas trop vous confier sur votre post-partum ou sur votre deuil périnatal. Ne parlez pas de votre sexualité, des violences conjugales et sexuelles, de vos corps, de vos règles, ne questionnez pas les rôles genrés, car en faisant cela vous transgressez. Ce n’est donc pas tant l'œuvre finale qui est réprouvée, mais bien l’acte de transgression d’un interdit, la rupture d’un contrat social (non consentit) qui d’apparence nous "protège" (lol) tant qu’on joue le rôle qui nous a été attribué à notre naissance.
J'avais envie de terminer cette année en vous parlant d’artistes qui se sont permises d’utiliser l’autofiction pour créer, pour se raconter, pour adresser des tabous. Ce sont des femmes qui ont décidé de montrer ce qui a été défini pour elles comme étant honteux. Elles mettent parfois en scène leurs vies, en partageant des bribes d’intimités sans la gêne ou la pudeur que notre société attend des femmes .En sommes ce sont des artistes qui ont d’une certaine façon déjoué et remis en question les perceptions acceptées de la “féminité”.
On notera que ce ne sont pas forcément des frondeuses et elles n’ont souvent pas d’agenda politique. Il faut cependant dire qu’à partir du moment où un engagement militant, quel qu’il soit, est rendu visible,la note peut-être salée. A ce sujet, l'écrivaine Annie Ernaux parle de “féminisme “vivant”, un féminisme qui ne se déclare pas mais qui agit”.
Le terme “autofiction” est un néologisme qui apparaît en 1977, sous la plume de l'écrivain Serge Doubrovsky. En littérature l’autofiction permet d’évoquer sa vie mais de façon romancée.En art plastique c’est évidemment assez similaire sauf que ces récits peuvent être aussi incarnés physiquement ce qui peut avoir comme effet de brouiller encore plus les pistes entre réalité et fiction.
Lorsqu’elle se fait plaquer par son amant par e-mail, l’artiste française Sophie Calle décide de prendre au pied de la lettre la dernière phrase de la missive qui lui est adressée : “Prenez soin de vous”. Elle décide de faire de sa douleur privée une expérience collective en remettant entre les mains de 107 femmes la charge de sa rupture pour pouvoir prendre soin d’elle. Elle engage des femmes de professions et de milieux différents et leur demande : "d'interpréter la lettre sous un angle professionnel. L’analyser, la commenter, la jouer, la danser, la chanter.La disséquer. L’épuiser. Comprendre pour moi. Répondre à ma place. Une façon de prendre le temps de rompre. A mon rythme.Prendre soin de moi.” Conçu à l’origine pour la Biennale de Venise en 2007, ce projet poétique est composé de photos, de films, de textes et de performances mais aussi d’enregistrements sonores. Il est depuis devenu un livre.
Louise Bourgeois en 1994 confie dans “Album”: “Toutes les œuvres depuis ces cinquante dernières années, tous les thèmes dont je m’inspire viennent de mon enfance”. Chez Bourgeois on est clairement dans une approche de réparation de la vie privée. Elle analyse toutes les strates de son enfance pour comprendre l’origine de sa douleur, de son anxiété. Elle haïssait son père pour ses trahisons extra-conjugales, pour ses humiliations, pour la faire se sentir toute petite. Elle décide donc de mettre en scène publiquement en 1974 un fantasme intime récurrent : la destruction du père. Aussi appelée “Le repas du soir”. Il s’agit d’une installation qui montre les restes d’un repas familial après que Louise, sa mère, et sa fratrie ont démembré et mangé le paternel. Une scène de cannibalisme donc. On est évidemment dans de la fiction, mais l’intime et le réel sont bien présents dans la reconstitution de cette scène de dîner. La violence du père, un tyran elle dira, et de tout ce qu’il représente pour l’artiste habitent aussi cette scène de crime à laquelle Bourgeois nous convie comme des témoins de sa reprise de contrôle sur le père.
Une autre artiste qui va s’emparer de l’autofiction et aussi artistiquement tuer le père est Niki de Saint Phalle. La thématique de l’inceste va être abordée dans les lignes qui suivent, si vous préférez éviter ce sujet retrouvez moi dans l’avant dernier paragraphe.
En plus d’une œuvre plastique riche, Niki de Saint Phalle va régulièrement publier des textes dans lesquels elle se raconte. On est chez Saint Phalle dans un art confessional. Ces textes autobiographiques écrits par l’artiste sont souvent envisagés comme tendant vers l’autofiction. Niki en est consciente, elle sait que l’écriture de sa propre vie par celui ou celle qui l’a vécue n’est jamais qu’une restitution d’un point de vue situé, c’est aussi ce qui fait la singularité et la richesse de ces récits. Je pense que les artistes se réinventent souvent dans leurs œuvres. Iels réparent, brodent, amplifient ou au contraire mettent en sourdine. Dans “Harry and Me”, un livre dans lequel elle parle de son mariage et de sa maternité elle demande à son mari d'intervenir sur le texte, d’ajouter des corrections et anecdotes afin de contrebalancer sa subjectivité.
Dans son autobiographie “Traces” , Niki de Saint Phalle ne va pas hésiter à parler des violences et de la maltraitance de sa mère. Le fouet est une punition courante pour Niki et sa fratrie. Elle se livre aussi sur l’inceste : “Je voulais pardonner à mon père d’avoir essayé de faire de moi sa maitresse lorsque j’avais 11 ans”. Quelques années auparavant elle avait déjà publié un texte intitulé “Mon Secret” dans lequel elle parle du fameux “été des serpents” de 1942 et raconte pour la première fois l’inceste : “Pour la petite fille le viol c’est la mort”. Niki comme de nombreuses victimes de violences sexuelles va vivre une amnésie traumatique , et ce n’est que lors de son premier internement suite à une lettre d’aveux de son père que la mémoire lui revient. La lettre aurait été brûlée par le psychiatre de Niki qui déclare que son père est sûrement victime d’hallucinations car un homme de son milieu ou de son éducation ne peut s’être comporté d’une telle manière. Dans l’ouvrage collectif “La culture de l’inceste” publié cette année aux éditions Seuil l’écrivain Juliet Drouar nous rappel que: "L'inceste : s'il est tabou de le dire, il n'est certainement pas tabou de le faire".
Niki de Saint Phalle va faire de la mort de son père un sujet récurrent dans son art, elle nous donne déjà tous les éléments pour comprendre ce qu’elle a subi sans jamais l’énoncer directement. En 1968, elle représente son cercueil dans une sérigraphie dans laquelle elle met en scène la mort de ses parents. Elle réalise en 1972 “La Mort du patriarche” . Un tableau assemblage formé d’objets censés représenter le “masculin”. On retrouve des longues traînées de peinture rouge sur le torse du père laissant penser qu’on lui a tiré dessus.
“En 1961, j'ai tiré sur : papa, tous les hommes, les petits, les grands, les importants, les gros, les hommes, mon frère, la société, l'Église, le couvent, l'école, ma famille, ma mère, tous les hommes, Papa, moi-même. Je tirais parce que cela me faisait plaisir et que cela me procurait une sensation extraordinaire. Je tirais parce que j'étais fascinée de voir le tableau saigner et mourir. Je tirais pour vivre ce moment magique. C'était un moment de vérité scorpionique. Pureté blanche. Victime. Prêt! À vos marques ! Feu! Rouge, jaune, bleu, la peinture pleure, la peinture est morte. J'ai tué la peinture. Elle est ressuscitée. Guerre sans victime!»
En 1972 toujours, elle va insérer ces deux œuvres dans un projet cinématographique co-réalisé par Peter Whitehead intitulé “Daddy”. Le film s’ouvre sur un élément autobiographique, un télégramme de sa mère qui lui annonce la mort de son père par noyade : “papa s’est noyé.Prière revenir.Obsèques dimanche. Respecte au moins sa mort. With Love. Maman.” Le père de Niki est mort noyé 5 années auparavant. Dans le film l’arrivée au château familial débute avec la vision du cercueil qu’elle décide d’ouvrir et dans lequel on découvre un grand pénis en plâtre blanc. L’inceste y est également évoqué. Plus tard on voit Niki en robe de mariée tirer à la carabine sur le mannequin de son père. Sa rage explose : “à travers les images je piétine mon père, je l’humilie de toutes mes forces, je le tue”. Peter Whitehead va décider de retourner des scènes du film en y ajoutant une Niki ado, nymphette qui allume son père comme pour justifier l’inceste. Je préviens au cas où vous seriez tenter par le film qu’il contient des scènes extrêmement violentes. Niki s’exprimera peu à ce sujet, disant que ce film est surtout celui de Whitehead et qu’il n’a rien d’autobiographique. Le film sort avec comme sous-titre “journal d’une psychotique” (vous aussi vous roulez très fort des yeux?) et connaitra un succès critique, on le qualifiera même de film féministe pour les aspects revenge et “libération sexuelle”. Encore une fois un bel exemple de la culture de l’inceste, surtout quand on lit que le réalisateur va jusqu’à dire que “Daddy” représente tous les hommes.
Je ne vais pas vous mentir , le féminisme de Niki de Saint Phalle n’est pas en phase avec le mien. En plus d’être assez essentialiste elle était persuadée que les hommes restaient le “sexe fort” : “la souffrance qu’ils me procuraient et ma vengeance ont nourri mon art pendant des années. Je les en remercie”. Mais son travail aura aussi permis à de nombreuses victimes de se sentir vues et entendues. Elle dira que pendant longtemps elle a cru être la seule à avoir vécu cela, et que sa prise de parole lui a permis de se créer une communauté et de militer activement.
Ce qui me plaît particulièrement avec l’autofiction, avec cette porosité entre l’intime et le public, c'est son caractère contemporain. On est dans le présent, on parle d’un endroit situé à un moment précis, quelque chose se cristallise autour de ca et nous raconte une époque. Comme dans “L’évènement” d’Annie Ernaux par exemple, on se rend compte que le personnel et le politique sont souvent liés . À ce sujet Ernaux nous dit dans “L’écriture comme un couteau” que “L’intime est encore et toujours du social, parce qu’un moi pur, où les autres, les lois, l’histoire, ne seraient pas présents est inconcevable”.
En écrivant cette dernière lettre de l'année, je me suis dit que finalement utiliser la première personne pour créer est peut-être avant tout un acte de survie. Se raconter pour rendre les choses tangibles, pour les dépasser, pour retisser du lien avec soi ou avec les autres, ou tout simplement les rendre supportables. Le terme récurrent quand on lit les critiques adressées à toutes les personnes mentionnées ci-dessus qui ont puisé dans leurs vies pour faire de l’art est : impudeur. Si on regarde l'étymologie de pudeur on remarque qu’il trouve ses racines dans le mot latin “pudeo” qui signifie avoir honte. La société dans laquelle on vit nous a conditionnés à avoir honte de nos expériences, de nos apparences dès l’instant qu’elles ne reflètent pas celles définies par les dominants. En 2023 je vous souhaite de vous débarrasser de la honte, de continuer à prendre soin de vous.
à bientôt,
Eva
Sources et pour aller plus loin:
“La vie des autres : Sophie Calle et Annie Ernaux artistes hors-la-loi” d’ Ania Wroblewski
“Niki de Saint Phalle la révolte à l’oeuvre” de Catherine Francblin
“Une lutte à soi. La politique en première personne des féministes des années 1970” de Léa Védie
“Prenez soin de vous” de Sophie Calle
“Contending with the Father: Louise Bourgeois and her Aesthetics of Reparation” d’ Elisabeth Bronfen
“How the personal became (and remains) political in the visual arts” de Catriona Moore and Catherine Speck
“De l’écriture « comme un couteau » à l’écriture « dans le vif » : Le vrai lieu d’Annie Ernaux” de Mariana Ionescu
Merci ! Pertinent et Percutant ! Créer pour sublimer la douleur , lui donner un sens et reprendre vie , un acte de résilience . Je viens de vous découvrir et je m abonne !
Quelle superbe NL de fin d'année!
Vivement les suivantes ❤