En sortant de l’exposition Pionnières au Musée du Luxembourg mercredi dernier , je me suis dit qu’il était très compliqué de mettre en doute l’intention d’une institution comme le musée.
D’autant plus quand ils proposent de mettre en avant les travaux de personnes, dans ce cas ci des femmes, qu’on retrouve relativement peu dans leur collections permanentes, et qui ont été largement écartées de leurs préoccupations, de leurs recherches, et de la conservation pendant des siècles. Vous pouvez retrouver mes impressions sur ma visite ici.
Pour rappel le musée c’est : “une institution permanente sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation. “ Ça en jette non? Toi aussi tu te sens tout.e petit.e et intimidé.e? C’est normal, c’est le but.
On souhaite que le public reste à sa place , qu’il réagisse comme on l’attend de lui, et honore le contrat tacite qui le lie avec le musée à savoir que ce dernier sait mieux que lui. Oser la critique, c’est risquer d'émettre un doute sur leur expertise.
Dans son livre “La domestication de l’art: politique et mécénat” (2017), Laurent Cauwet explique ceci : “L’entreprise nommée culture est experte, c’est la moindre de ses qualités , et sa principale mission est de diffuser largement le résultat de son expertise . (...) Notamment, elle aime à rappeler qu’elle est fer de lance démocratique : elle prône un humanisme universel, d’une universalité à ce point inclusive qu’elle n’hésite pas, parfois, à franchir les faubourgs des grandes villes pour aller exporter le bon art et la bonne parole dans les quartiers populaires, dans ces territoires incultes mais ô combien riches en humanités avides d'être nourries de cette exceptionnelle pâture artistico-poétique.(...) On argumente hypocritement sur la richesse de ce public différent et on s'enorgueillit d’y avoir été, sans même se rendre compte qu’on parle de ces quartiers comme des réserves, comme hors frontières- on appel public différent celui qui n’a pas les bons codes, ceux nécessaires à la bonne lecture des oeuvres, un public qui n’est donc pas a priori domestiqué”.
Je ne plussoie pas tout Cauwet, mais je trouve intéressant la façon dont il envisage la culture comme la place forte où se travaille la langue de la domination. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant qu’elle demeure encore aujourd’hui une structure élitiste, dans laquelle la pluralité des voix reste pour le moment au stade de quasi utopie.
Ce qui me semble pourtant évident, c’est que les discours critiques, théoriques, scientifiques, et même philosophiques sur l’histoire de l’art ont participé à discréditer le travail des femmes artistes et à minimiser leur présence et impact au sein de l’histoire de l’art .Des discours d’expert.es donc, qui conditionnent encore aujourd’hui la façon dont on regarde et dont on montre de l’art (bah oui iels savent mieux que nous après tout).
On s’est par exemple habitué à visiter des expositions de groupes d’artistes femmes, plutôt que de les voir au cœur des collections permanentes des musées. On perpétue l’idée que leur présence dans les lieux (physique comme mentale) où on fait de l’art est momentanée (il va falloir aller faire des bébés à un moment ou un autre), comme dans l’espace public finalement.
Alors oui, quand les historiennes de l’art Linda Nochlin and Ann Sutherland Harris décident en 1976 de réunir les travaux de 83 femmes artistes lors de l’exposition ”Women Artists, 1550–1950” c’est une petite révolution. En vrai , déjà en 1971 deux curatrices (Ann Gabhart et Elizabeth Broun) du Walters Art Museum inspirées par l’article de Nochlin “Why Have There Been No Great Women Artists?” propose une exposition intitulée “Old Mistresses: Women Artists of the Past” qui reprend les travaux de 35 artistes issues de leur collection, mais ça n'a pas fait autant le buzz et il en reste très peu de traces.
Ce format était donc à une certaine époque un outil nécessaire, notamment pour contextualiser la production artistique des femmes, et mettre en lumière les discriminations propres à leurs parcours . Mais pourquoi continue-t-on à utiliser encore aujourd’hui ce procédé? D’autant plus quand les liens entre les artistes présentées sont finalement souvent assez flous, et qu’il est évidemment essentialisant à souhait de les réunir uniquement parce qu'elles appartiennent au groupe social “femme” qui je le rappel est loin d’être homogène.
En visitant Pionnières , je me suis posé la question de l’essentialisme. Comment des artistes avec des origines,des parcours, et des pratiques différentes (une peintresse, une sculptrice, ou encore une photographe ne vont pas rencontrer les mêmes difficultés au cours de leurs études et de leurs carrières, il me semble donc important de ne pas les aborder toutes sous le même angle) avaient été réunies sous la bannière pionnières? La médiation (trop superficielle) ne m'a apporté presque aucun élément de réponse tangible (le fait qu’elles aient travaillé à Paris fait-il d’elles des pionnières?), ce que j’ai personnellement trouvé assez frustrant et je me suis dit qu’encore une fois on sous-estimait le public, on le gardait à sa place.
J’ai pensé à la théoricienne et professeure d’origine indienne Gayatri Chakravorty Spivak ,a qui on doit notamment des contributions majeures dans le domaine des études postcoloniales et féministes, qui est la première à parler d’essentialisme stratégique (elle s’en détachera par la suite) : “ce concept soutient que la fixation provisoire d’une essence dont on sait qu’elle est artificielle peut dans certains cas être stratégiquement utile”. Alors je ne dis pas du tout que c’est la démarche derrière Pionnières, mais peut-être qu’à la base du format des expositions de groupes de femmes artistes on retrouve cette idée. L’essence comme lieu politique pour le meilleur comme pour le pire ?
C’est un concept qu’on peut aussi facilement renverser, d’où ses limites, on peut se dire que essentialiser les femmes est une façon stratégique de les maintenir en périphérie du monde de l’art . Derrière ces discours se cache ,consciemment ou non, une volonté de faire des femmes artistes une catégorie à part dans l’histoire de l’art. Certaines vont le revendiquer comme une force et l’utiliser pour développer leur propre langage plastique , comme par exemple l’artiste féministe américaine Judy Chicago,mais d’autre comme la peintresse Georgia O’Keeffe vont voir cette assignation à sa “nature” de femme comme quelque chose d’enfermant qui l’empêche d’être perçue comme une artiste à part entière au même titre que ses collègues masculins .
Quand elle commence à peindre sa série de fleurs en gros plan qu’on peut mettre en lien (même si j’ai lu qu’elle niait cette influence) avec des photographes de son époque comme Paul Strand qui utilise notamment ce procédé pour rendre compte des particularités d'objets banales ou d’éléments ignorés de nos quotidiens , Georgia veut montrer comme l’étendue de notre univers et ses mystères peuvent être compris et incarnés par une chose aussi simple qu’une fleur. O’keeffe expliquera également avoir choisi de peindre des fleurs car elles étaient moins chères que des modèles et que contrairement à elles/eux elles ne bougeaient pas. Cependant la critique, mais aussi son mari et accessoirement celui qui l’expose Alfred Stieglitz, vont y voir une ode à la sensualité et à la sexualité des femmes, malgré le refus de cette lecture limite biologisante pas la principale concernée. Il est donc très facile aujourd’hui de continuer à penser que les œuvres de fleurs d’O’Keeffe cachent un message subliminal sur la sexualité des femmes (coucou Freud), car cette analyse de son œuvre uniquement à travers le prisme du genre a massivement été relayée.
Essentialiser la production artistique des femmes est l’un des nombreux biais dont nous avons hérité de notre histoire de l’art patriarcal. Même quand le discours tente de s’en détacher, la forme nous rattrape pour nous rappeler qu’il y a encore beaucoup de chemin à parcourir.
Dans la première newsletter de cette seconde saison, je vous disais que pour pouvoir se projeter dans des futurs plus égalitaires dans lesquels les femmes et les personnes minorisées prendront pleinement part à la construction de nos imaginaires collectifs, il nous faut d’abord continuer à chercher nos mères (pas au sens biologique pour le coup) , créer des liens entre ces artistes , les penser de manière constellaires et non plus isolées, mais en réunir une poignée dans un lieu ne suffit pas à créer cela. Il va falloir creuser , oser, et surtout que les institutions (autant que les expert.es) se remettent également en question. Si le musée se place comme un lieu au service de la société et de son développement, il est peut-être temps d’écouter la plèbe et d’avoir ses intérêts à coeur?
Pour aller plus loin :
“La construction du sens dans les expositions muséales. Etudes de cas à Chicago et à Paris” de Cristina Castellano (2011)
“Old Mistresses : Women, Art and Ideology” de Rozsika Parker et Griselda Pollock (1981)
“We Don’t Need More Temporary Exhibitions of All Women Artists” de Sofia Cotrona pour Hyperallergic (2021)
“Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion” de Judith Butler (2005)
“Pourquoi nous n’avons pas de musée des femmes en France?” d’Aude Lorriaux (2015)
“La suite de l'histoire : Actrices, créatrices” de Geneviève Fraisse (2019)
“Pour l’histoire des femmes artistes : historiographie, politique et théorie” de Mary D. Sheriff (2012)
“Art on My Mind, Visual Politics” de bell hooks (1995)
“An Enduring Spirit: The Art of Georgia O'Keeffe” de Katherine Hoffman (1984)