Dans un article publié en 2018 l’autrice et militante féministe américaine Roxane Gay se posait la question suivante : “Est-ce que je peux apprécier l’art mais dénoncer l’artiste?”
Gay y explique ne plus lutter avec cette question car pour elle il est évident qu’aucune œuvre d’art, qu’aucun héritage artistique n’est suffisamment grand.e et important.e pour outrepasser les souffrances et les violences subies par d’autres personnes. Elle dit même que se triturer l’esprit au sujet du patrimoine d’un artiste, qui par ailleurs est également un prédateur, serait quelque part admettre qu’il y a un prix qu’elle serait prête à laisser payer aux victimes de ce dernier pour l’amour de l’art.
Nous vivons pourtant dans une société qui a fait de l'histoire de l’art une enclave sacralisée, un lieu d’exception et de prestige culturel intouchable et pour lequel nous semblons jusqu’à aujourd’hui collectivement prêts a détourner le regard. Il y a une longue tradition (particulièrement en France) qui veut qu’on dissocie la morale d’une œuvre avec celle de son auteur. On va même plus loin, au nom de l’autonomie d’une œuvre on nous demande de séparer l’art de la justice. On va littéralement déifier ces hommes déjà puissants, les ériger au sommet au nom de l’art. Enfin, l’art a bon dos. En vrai, c’est au nom des égos de nos nations et d’une poignée de privilégiés qui bénéficient du rayonnement artistique de ces “génies” créatifs. Car c’est bien de cela dont il s'agit, c'est une autre histoire de domination, de pouvoir et de gros sous.
Cette immunité, on leur offre donc en partie par intérêt, mais aussi car notre culture est friande de ces personnages subversifs et charismatiques qui brandissent la liberté comme un étendard qui viendra absoudre leurs comportements toxiques et criminels. Les fameux bad boys. Les rebelles. Sans compter le parti pris extrêmement clair d’une histoire de l’art qui, jusqu’il y a très récemment, a été écrite uniquement par les hommes et pour les hommes scellant leurs intérêts communs ainsi que leurs héritages dans notre histoire.
Il y a quelques jours j’ai partagé sur Instagram un post sur le peintre Paul Gauguin, rappelant que l’artiste était un prédateur sexuel qui n’a pas hésité à rejoindre les colonies françaises pour abuser de pré-ado en toute tranquillité. Ma messagerie s'est presque instantanément transformée en SAV des adorateurs/adoratrices de Gauguin dont la majorité tentait de me convaincre que le “contexte était différent à cette époque" quand iels ne ramenaient pas sur le tapis la cancel culture accompagnée de la fameuse phrase : “alors on fait quoi ? on décroche ses tableaux!”. Avant de leur répondre je me suis demandé pourquoi ça les piquait autant ? Pourquoi prendre le temps de défendre un inconnu mort depuis plus d’un siècle avec la fougue qu’on réserverait habituellement à un être aimé ? Nos rencontres avec l'art sont aussi des histoires d’amour plus ou moins intenses, plus ou moins longues, des souvenirs, ou encore de la nostalgie. Et c’est là que ça fait parfois mal.
À un niveau individuel nous avons chacun.e le droit d’aimer qui on veut, mais à un niveau collectif nous avons, je crois, le devoir de repenser la façon dont les œuvres d’artistes problématiques sont présentées. Déjà par honnêteté intellectuelle car il est grand temps d'arrêter d’infantiliser les gens, nous sommes capables de nous faire nos propres avis avec un minimum d’outils à disposition, mais également car ces hommes sont devenus avec le temps des modèles, des exemples à suivre et qu’en enseignant ou montrant leur travail sans le contextualiser, on minimise voir on pardonne symboliquement la gravité de leurs actions.
Fin 2018, dans un monde post #metoo, l’artiste et activiste Michelle Hartney décide d’aller accrocher ses propres panneaux d’explication au MET (New-York) à côté d'œuvres de Gauguin, Picasso, ou encore Balthus. Chaque panel était intitulé “performance/ call for action” et était accompagné le plus souvent d’une citation et d’un commentaire sur l’artiste. Par exemple à côté du tableau “The Dreamer” (1932) de Picasso qui représentait Marie-Thérèse Walter une jeune fille de 17 ans avec qui l’artiste espagnol entame une relation alors qu’il a 45 ans, elle pose une citation de la comédienne Hannah Gatsby, qui le taille bien dans son spectacle Nanette, qui commence comme ça :”The history of western art is just the history of men painting women like they’re flesh vases for their dick flowers” (L’histoire de l’art occidental c’est juste l’histoire d’hommes qui peignent des femmes comme des vases de chair pour leurs bites-fleurs”). Concernant le cas Picasso, je vous recommande bien évidemment l'épisode ultra brillant de Julie Beauzac aka Venus s'épilait-elle la chatte ? intitulé “Picasso, séparer l’homme de l’artiste”.
Derrière cette performance, Hartney désire évidemment alerter le musée sur leur responsabilité dans la médiation des œuvres d’art, mais veut également créer du dialogue avec le public. Les œuvres sont des objets vivants qui traversent les époques, des vecteurs d’histoires mais aussi d'idées, le musée n'échappe pas au politique et est traversé autant par des questions de genre, de race, de classe, ou de sexualité d'où l'importance de penser plus ce lieu comme un espace de réflexion et d'éducation et un peu moins comme la vitrine glamour du patrimoine d’une ville, d’un pays, ou d’un riche mécène.
Et si la question doit on séparer l’homme de l’artiste vous taraude toujours, je vous laisse en compagnie des mots de Virginie Despentes :”Parce que vous pouvez nous la décliner sur tous les tons, votre imbécillité de séparation entre l’homme et l’artiste – toutes les victimes de viol d’artistes savent qu’il n’y a pas de division miraculeuse entre le corps violé et le corps créateur. On trimballe ce qu’on est et c’est tout. Venez m’expliquer comment je devrais m’y prendre pour laisser la fille violée devant la porte de mon bureau avant de me mettre à écrire, bande de bouffons.”