Il y a quelques semaines je me suis rendue au Barbican à Londres pour visiter l’exposition “Body Politics” dédiée à l’artiste juive états-unienne Carolee Schneemann (1939-2019). Je l’ai trouvé réussie, nuancée, enthousiasmante, et je me suis donc rapidement attelée à vous écrire un post pour partager ce que j’y avais découvert. Je me suis assurée de bien cacher chaque parties exposées de son corps pour éviter les foudres des dieux d’Instagram , et malgré cela il a été censuré à deux reprises avant d’être définitivement retiré la semaine dernière. C’était finalement dans l’ordre des choses. Un rappel à l’ordre de la part d’une plateforme qui s’efforce de maintenir les mêmes rapports de domination qu’on retrouve partout ailleurs.
Schneemann en parlant du corps des femmes disait qu’il s’agissait de corps historicisés par la société patriarcale. Des corps scrutés, analysés, commentés, dominés qu’il fallait se réapproprier. Par moment le monde de l'art, ainsi que les sphères féministes, vont critiquer l’utilisation que Schneemann fait de son corps nu et de sa sexualité pour souligner l'objectification des femmes. Je ne vous apprend rien en vous disant qu’il est encore compliqué pour une femme d'utiliser son corps pour créer ou travailler sans être accusée de perpétuer les violences et les injonctions imposées par la société (évidemment pas dans les domaines où ça les arrange comme le travail reproductif par exemple), et pourtant de nombreuses artistes vont faire de leurs corps, de leurs intimités des outils d’émancipation.
En 1975 Carolee Schneemann monte nue sur une table durant l’exposition "Women Artists Here and Now" et commence à dérouler un texte de son vagin qu'elle lit face au public. Peu de temps avant sa performance elle demande à l’une des organisatrices de l’évènement, la peintresse féministe Joan Semmel, quelle colle est la plus adaptée aux fluides vaginaux. Schneemann sait qu’elle est dans un espace militant disposé à accueillir cette œuvre .“Interior Scroll” est né. Elle réitérera la performance deux ans plus tard au Telluride Film festival auquel elle est convié pour présenter un programme de films érotiques fait par des réalisatrices (Agnès Varda en fait notamment partie).En arrivant elle apprend que l'événement a été intitulé “The Erotic Woman”, elle trouve ce titre sexiste, simpliste, et réducteur, et sur un coup de tête décide de revisiter "Interior Scroll”.
Schneemann était fascinée par les connaissances qui nous venaient de l'intérieur, celles vécues par nos corps. Cette voix interne à laquelle elle voulait donner naissance figurativement. Dans son art le corps peut-être charnel (Meat Joy), malade (elle va documenter son cancer),joyeux, érotique (Fuses),engagé et libre quand elle raconte qu’âgée de 20 ans elle voyage seule jusqu'à Cuba pour un avortement qui sera pratiqué sans anesthésie et qui pourtant sera pour elle un moment de liberté immense.
Schneemann voit son corps comme un matériel artistique et comme le lieu où elle va questionner les injonctions qu’on impose à son genre et tenter de s’en affranchir. La performance est pour cette raison un champ très investi par les femmes, mais aussi par les personnes queer et racisé.es, peut-être parce que c’est un médium relativement récent qui échappe au canons, et aux traditions artistiques imposées par les hommes. Mais le caractère viscérale de “Interior Scroll” va venir effacer le propos de Schneemann auprès du grand public , réduisant le tout à une femme à poil qui sort un texte de son vagin pour "attirer l'attention". Bien qu'elle soit assez prudente et performe généralement devant des publics initiés et politisés, une femme nue qui parle de sexualité et investit ainsi le terrain de l'intime en utilisant son corps autant comme un objet de lutte que de plaisir, cela ne passe évidemment pas dans notre société patriarcale.
Une amie proche de Schnneman, l’artiste Judith Burnstein qui qualifie leur relation de “sororité artistique” explique qu’à l’époque de nombreuses féministes ne comprennent pas leur rapport au corps et à la sexualité: “They had a very narrow attitude about what feminism was about. It was puritanical in terms of what women were allowed to do.” (Elles avaient une attitude très étroite sur ce qu'était le féminisme. C'était puritain en termes de ce que les femmes étaient autorisées à faire).À cette époque la pilule est légale et accessible à toutes depuis quelques années aux Etats-unis, les relations à la sexualité changent, mais par contre une chose qui n’évolue pas c’est le besoin d’ humilier celles qui décident de montrer leur corps ou de parler librement de sexualité. Le corps des femmes artistes est lui aussi tabou, il ne bénéficie pas d’un passe-droit au nom de l’art s' il ne remplit pas son rôle de muse ou s' il n’est pas observé à travers le regard masculin. D’ailleurs durant la performance de “Meat Joy” à Paris en 1964, un homme du public est tellement furieux à la vue de ce qui se déroule sous ses yeux qu’il va sur la scène attrape Schneemann et tente de l’étrangler. Deux femmes du public vont se jeter sur lui pour l’arrêter. Ca n’empêchera pas l’artiste de rejoindre le groupe et de reprendre sa place au milieu de cette orgie.
Avec le recul Schneemann admettra que cette performance à planer sur le reste de sa carrière, et a souvent fait d’elle une sorte de caricature de la féministe des 70’s alors qu’évidemment le processus de réflexion, d’analyse, et le travail fournit pour chacune de ses oeuvres est immense.
Bien que le corps des femmes ait été exploité à maintes reprises dans le monde de l'art, qu'ils tapissent les murs de nos musées mais aussi de bâtiments officiels, sa réappropriation par des artistes féministes de la seconde vague provoque évidemment un retour de bâton. Car pour maintenir l'ordre établi il est essentiel que les hommes (le patriarcat et le capitale) continuent , on le voit encore aujourd'hui avec tout ce qu'il se passe autour du droit à l’avortement, a les contrôler. Donc quand une artiste comme Schneemann, pour qui l'intime est foncièrement politique, décide d'utiliser son corps pour faire de l’art elle va fatalement faire face aux mêmes mécanismes sexistes (humiliation, paternalisme, attaques sur son physique ou sur sa morale) qu’on retrouve encore actuellement pour saper, dépolitiser, et invalider nos expérience et notre parole. Car une femme qui montre la même chaire nue qu'on retrouve dans les musées, qui filme sa vie intime, parle de sexe est forcément une aguicheuse qui fait du racolage facile pour la simple raison que la société est incapable de penser leurs corps autrement qu'en le dominant. Elle aura beau répéter : ‘je ne montre pas mon corps nu, je suis mon corps!” Le message ne passe pas. Elle souligne dans son art ce double standard qui est appliqué aux femmes. Elle qui se fera suspendre du Bard College pour avoir peint des autoportraits nu alors que ça ne semblait pas poser de problèmes à l'école qu'elle pose en tenue d’Eve comme modèle pour sa classe. Elle dira d’ailleurs :"Quand une femme (réalise un autoportrait nu), c'est banaliser l'esthétique, mais quand un homme le fait, cela fait partie de son domaine héroïque ou de la domination du sujet. "
Déjà en 1964, l’artiste japonaise Yoko Ono (1993) réalise une performance désormais culte “Cut Piece” dans laquelle elle entend parler de vulnérabilité, de la violence des rapports sociaux d’autant plus qu’en on est une femme racisée qui cumule les oppressions, de domination, et de la sexualisation du corps des femmes. Sur une scène de la salle de concert Yamaichi à Kyoto, elle est à genoux et immobile dans une posture traditionnelle japonaise appelée seiza. Il s'agit d’une position de politesse généralement utilisée par les femmes dans le domaine des arts martiaux. Devant elle une paire de ciseaux attend que les spéctateurices s’en emparent pour dénuder l’artiste progressivement. Une tierce personne leur propose de découper un bout de vêtement (qu’iels peuvent garder). Ce n’est donc pas l’artiste qui les invite, la question du consentement se pose chez certain.es spectateurices. Ce sont principalement des hommes qui vont monter sur scène. Ce sera encore une fois un homme qui coupera les bretelles de son soutien gorges. Yoko Ono pourrait arrêter la performance mais elle tient a incarner cette figure de femme sacrificielle impassible et objectifiée que la société nous force a être. Bien que sa démarche soit différente de celle de Schneemann, les commentaires vont rester les mêmes, on désapprouve et moque l’utilisation du corps de l’artiste. Ono dira “Mon corps est la cicatrice de mon esprit”. Comme Schneemann , elle rappelle qu’elle est son corps, qu’il porte un message, joue un rôle dans la société dans laquelle elle évolue. À ce sujet la philosophe française Camille Froidevaux-Metterie nous rappel dans son essai « Un corps à soi » que “Si les femmes sont devenues des sujets de droit pleinement légitimes dans la sphère sociale et professionnelle, elles n’ont pas pour autant cessé d’être des individus incarnés requis dans la sphère privée et familiale. ».
Ces artistes vont utiliser leur corps comme une riposte aux nus allongés et passifs de l'histoire de l'art. Elles ont voulu sortir le corps des femmes de leur fonction d'objet policé, immobilisé, faible, sans désirs, sans vie intérieure, sans aspérités, ou agentivité. Comme Schneemann qui a essayé de politisé la place du corps des femmes dans la société en s’attaquant à de nombreux tabous comme notamment les règles ou le non désir d'enfant, l’artiste féministe et décolonialiste colombienne María Evelia Marmolejo (1958) entreprend également une démarche de réappropriation de certaines expériences physiques comme les menstruations ou l’accouchement. Elle fera d’ailleurs de la naissance de son fils une performance avec spectateurs et photographes estimant que le processus de création en tant qu’artiste était similaire à l’accouchement d’un enfant. Ses performances sont viscérales, violentes parfois (elle s'inflige de la douleur), mais ont également une fonction réparatrice.
Ce que j’aime avec toutes ces approches différentes au corps, c’est qu’elles nous donnent à voir également que le corps des femmes n’est pas seulement un lieu d’aliénation. Elles nous permettent de le penser aussi comme un lieu fort, positif, et sensible. Nos corps ne sont pas que des malédictions, d’où l’importance d’autres regards pour nous le rappeler.
à bientôt,
Eva
PS: Si ce que vous lisez ici depuis deux ans vous plait, vous pouvez retrouver mes réflexions dans mon premier essai “Une Place” qui est parut il y a presque un mois avec au dessin la talentueuse Mathilde Lemiesle. Vous pouvez le trouver ici ou encore ici, et n’hésitez pas à lui donner de la force avec des petites **** ou un commentaire sur les plateformes de vente en ligne , ou encore sur Goodreads ou Babelio. Merci d’avance.