« J'écrivais la nuit. Je cachais ce que j'écrivais, aussi. Je ne voulais pas le dire. Tu comprends, dès que tu dis : je vais dire que j'écris, je vais dire que je m'instruis, que je lis, que je fais des poèmes, que je fais des romans, l'attitude militante l'emporte sur le fond.. J'aime mieux les gens comme Virginia Woolf qui dans Une chambre à soi montrent que les femmes se cachaient... Nous sommes dans la clandestinité de par notre nature. La maternité, c'est une clandestinité. Tu ne peux pas faire les deux choses, c'est-à-dire faire ce que tu fais, écrire, et en même temps montrer que tu écris. Je ne sais pas comment le dire plus simplement.” - Marguerite Duras, 1982*
Récemment, en scrollant à travers les milliers d’images qui vivent dans la mémoire de mon téléphone, j’ai remarqué que j’avais tendance à prendre en photos des œuvres représentant des femmes qui lisent ou qui se trouvent à proximité de livres. Je me suis demandé ce que cette collection tout droit issue de mon inconscient disait de moi. Pourquoi j'accorde autant d’importance à des scènes à priori si banales, voire insignifiantes du quotidien , mais surtout pourquoi les femmes qui lisent fascinent autant les artistes masculins et ce depuis des siècles?
Je me rappelle qu’au delà du plaisir qu’on peut éprouver en lisant, l’acte de lire renvoie historiquement à l’intime (notre imagination et nos fantasmes), à la liberté (la création d’un espace à soi), mais aussi au pouvoir (apprendre à réfléchir indépendamment). Quand on y pense pendant longtemps, l'éducation des femmes était vue comme quelque chose d’immoral, tout au mieux on les préparait à être des bonnes épouses qui devaient briller (modestement) en société, car il ne fallait surtout pas les détourner de leur destin biologique à savoir la reproduction.
Ca n’intéressait personne de les voir développer une pensée critique de la société dans laquelle elles évoluent, au contraire une femme (ca devait aussi être le cas pour les personnes racisées ou celles issues des classes ouvrières) qui lisait était envisagée comme une menace ou un danger. La crainte est donc d’ordre moral et social : “« La femme littéraire est un monstre, au sens latin du mot. Elle est un monstre, parce qu’elle est antinaturelle. Elle est antinaturelle car elle est antisociale.” nous dit Paul Flat dans “Nos Femmes de lettres”, en 1908. Dans “Men Reading Women Reading: Interpreting Images of Women Readers” (2005), James Conlon explique ceci: “Dans la culture patriarcale, la femme qui lit - toute femme véritablement engagée dans un texte - ne peut être que menaçante pour les hommes. Le livre la sort du monde conventionnel de la domination masculine et la place dans un monde textuel où le plaisir et la sagesse sont, littéralement, entre ses propres mains.” Il semble alors évident que la lecture à la possibilité d’émanciper les femmes.
C’est principalement au 14e siècle qu’on voit de plus en plus apparaitre cette figure, alors quasi mystique, de la femme qui lit notamment via de nombreuses scènes de Marie-Madeleine en pleine contemplation et absolution de ses péchés devant des textes bibliques , avant que le traitement de ce sujet glisse vers un cadre plus intime. En effet, certains artistes vont (surprise surprise) sexualiser ce moment , même le rendre subversif comme pour indiquer le danger que peut exercer le livre/la connaissance sur le corps des femmes, ainsi que dans leurs esprits.
Je pense notamment au célèbre tableau “La liseuse de romans” (1853) d’Antoine Wiertz dans lequel on peut clairement voir une sorte de diable déposer des livres sur le lit d’une femme nue plongée dans sa lecture et dont le corps semble se tordre de plaisir (ou d’horreur?). L’acte de lire pour une femme est aussi envisagé comme une vanité , le miroir ici nous le rappel.Pas très subtile on se l’accorde, mais suffisamment efficace pour que les personnes qui regardent cette peinture comprennent la menace que le livre représente pour nos structures hétéro patriarcales.
Pour être certain que le message passe, on fait également croire aux femmes qu’une activité intellectuelle trop sérieuse pourrait les affaiblir, voire les rendre stérile. Il est intéressant de voir qu’encore aujourd'hui on s’intéresse à la corrélation éducation/âge de reproduction (ou refus d’avoir des enfants) chez les femmes prouvant ainsi que la peur qu’elles se détournent du droit chemin est encore présente. À la fin du 19e siècle le professeur italien de médecine légale et l'un des fondateurs de l'École italienne de criminologie Cesare Lombroso, qui s’oppose entre autre à l’éducation des jeunes filles car selon lui cela les éloignerait du foyer et de leur rôle de mère et favoriserait la “criminalité latente “ chez cette “nature inférieure”, nous a sorti cette pépite :”Les occupations intellectuelles trop assidues, trop abstraites produisent des aménorrhées (absence de règles), de l'hystérisme, du nervosisme”. Les hommes arrivent donc à sexualiser et pathologiser les activités intellectuelles pour en garder les femmes à distance et ainsi pouvoir continuer à les dominer.
Par contre j’avoue j’aime beaucoup l’oeuvre “Jeune fille lisant” (1886-87) du peintre Théodore Roussel qui est exposée à la Tate Britain. Le tableau qui représente Hetty Pettigrew , son modèle favori qui a aussi posé pour Millais et Whistler (un ami et mentor de Roussel) et sa maitresse avec qui il aura un enfant mais qu’il n’épousera pas, a fait couler beaucoup d’encre lors de sa présentation au New English Art Club en 1887 :”Notre imagination ne parvient pas à concevoir une raison adéquate pour une image de ce genre. C'est du réalisme de la pire espèce, l'œil de l'artiste ne voyant que l'extérieur vulgaire de son modèle, et le reproduisant avec dureté et brutalité. Aucun être humain, ne pourrait prendre le moindre plaisir à une telle image ; c'est une dégradation de l'Art” rapporte un critique du Spectator. Cette peinture inspirée de l’Olympia de Manet, nous propose une Vénus moderne (le kimono est très en vogue à l’époque , une passion pour cet habit qu’on retrouve également chez Whistler) qui se détourne du spectateur pour lire. Elle est concentrée, dans un monde auquel nous n’avons pas accès, c’est son plaisir à elle qui prime et non celui du spectateur .
Dès l’âge d’or hollandais, on retrouve des représentations de femmes qui lisent dans leurs intérieurs, souvent des lettres. L’une des plus connue est la femme en bleu de Johannes Vermeer (circa 1663-64) visiblement enceinte on imagine que la longue missive venait de son époux . Le lien entre lettres/romans d’amour et femmes existent depuis longtemps. L’idée que la femme qui lit ne lit évidement pas pour s’instruire, mais pour se distraire est répandue. Certains comme le philosophe Emmanuel Kant voit même leur intérêt pour la littérature comme une posture : ”Pour ce qui est des femmes instruites, elles usent des lives à peu près comme de leur montre; elles la portent de manière qu'on voit qu'elles en ont une; peu importe qu'à l'ordinaire elle soit arrêtée ou ne soit pas réglé sur le soleil?”.
Tant que les hommes ou les choses de l’amour restent au centre de leurs préoccupations, tout va bien , ca donne d’ailleurs une occasion à ces messieurs de se moquer voir de mépriser leur “légèreté”. On peut par exemple penser aux “ Précieuses ridicules” (1659) de Molière qui propose une satire assez cruelle sur l’émancipation de la femme par le livre, en raillant ces dames de la noblesse qui aimaient se réunir pour parler de littérature. Il y a quand même quelque chose d’ ironique à tout ça, on moque les femmes pour leur intérêt pour les livres, mais elles en sont le sujet une grande partie du temps comme nous le rappelle très bien Virginia Woolf dans “Une chambre à soi” (1929): « Avez-vous quelque idée du nombre de livres consacrés aux femmes dans le courant d’une année ? Avez-vous quelque idée du nombre de ces livres qui sont écrits par des hommes ? Savez-vous que vous êtes peut-être de tous les animaux de la création celui dont on discute le plus ? […] Ce qui est surprenant et difficile à expliquer c’est que le sexe – c’est-à-dire les femmes – intéresse aussi d’agréables essayistes, des romanciers aux doigts légers, des jeunes gens qui ont leurs diplômes de maîtres ès arts, des hommes qui n’ont aucun grade universitaire, des hommes que rien ne semble qualifier en apparence pour parler des femmes, sinon qu’ils n’en sont pas .”
Encore aujourd’hui on peut constater ces phénomènes notamment avec la fameuse “chick lit", qui désigne des romans et comédies sentimentales écrits par des femmes à destination d’un public de femmes, ou tout simplement le fait que les hommes ont du mal à lire des autrices . Ils ont encore une réticence (consciente ou pas) à accorder une autorité égale, intellectuelle, artistique, culturelle, aux femmes. Pauline (Harmange) me disait récemment qu’elle connaissait très peu d’hommes qui lisent de la fiction, et encore moins des histoires d’amour. Nous avons plaisanté sur leur fragilité, le fait que oh grand dieu ca pourrait leur faire ressentir des émotions. Et puis je me suis rappelé que j’aime les images de gens qui lisent, car chaque fois que je lis en présence d’autres personnes des émotions m’habitent à la vue de toustes sans qu’iels ne savent rien de ce qui se trame sous leurs yeux. Quand je regarde ces femmes qui lisent , ce sont ces mondes secrets , invisibles, qui vivent pourtant parmi nous qui me fascinent. Les fictions que crée la littérature dans nos esprits et qui se prolongent dans le réel.