C’est toujours compliqué de revenir après une pause. De retrouver sa voix, le désir aussi. Que vais-je bien pouvoir leur raconter ? Est-ce que prolonger avec une troisième saison a du sens ? Alors que vous n’avez jamais été aussi nombreuxses à m'accueillir dans vos boîtes mails, le doute persiste encore et toujours quant à la couleur et à la direction que j’aimerais donner à la superbe.
Vous parler d’art depuis les marges a toujours été mon but. Peut-être parce que je me serais sentie plus à ma place sur les bancs de l’université ou dans les musées si on m’avait aussi expliqué l’art en dehors du canon, en dehors de la vénération presque aveugle des génies, ou si l’approche avait été moins dépolitisée et plus critique j’aurais sans doute oser m’emparer de ces sujets bien plus tôt. En réfléchissant à la pertinence ou pas de continuer à vous écrire chaque mois, je me suis dit qu’il y avait encore un immense travail de politisation de ce champ à accomplir. Encore aujourd’hui le monde de l’art perpétue les suprématies, les hiérarchisations, les violences sexistes, économiques, racistes, et sociales alors que pour beaucoup de gens son rôle reste du domaine du divertissement, certes gatekeepé par une élite privilégiée souvent citadine, mais du divertissement inoffensif quand même.
Alors que j’allais repousser sa reprise à l’hiver 2023, il aura suffit d’une rencontre récente à Paris avec le portrait de l’historienne de l’art féministe états-unienne Mary D. Garrard réalisé par l’artiste Alice Neel (à voir au Centre Pompidou jusqu’au 16 janvier) pour me sortir de mon hibernation et commencer à vous écrire.
Mary D. Garrard (1937) est connue pour être l’une des figures fondatrices de la théorie de l’art féministe, mais aussi pour avoir écrit des ouvrages de référence sur la peintresse baroque Artemisia Gentilschi. C’est en lisant Garrard que je me suis rendue compte de l’un de mes biais : une tendance à l'héroïsation des artistes femmes, mais également des sujets “féminins”. A force d’avoir vu des femmes à poils, passives, objectifiées, avec peu voir pas du tout d’agentivité, il est finalement assez tentant voire presque indispensable de vouloir raconter une autre histoire . Celle des femmes qui créent dans un système qui ne veut pas d’elles, celles de femmes qui combattent, qui règnent, qui militent, qui choisissent une alternative à la vie domestique qu’on leur a soigneusement préparée. Les fameuses meufs “badass” (j’avoue j’ai beaucoup du mal avec ce mot qu’on nous balance à toutes les sauces), ces représentations qui nous manquent tant.
Cette approche à cependant bien évidemment ses limites. Et quelles limites! On finit par créer des icônes parfois dépourvues de nuances, on les façonnent pour répondre à ce besoin d’un iconographie féministe, d’une iconographie de la marge et en faisant cela on finit par élaborer l’image d’une femme forte qu’on place au dessus des autres. On continue à reproduire ce schéma, qui a bien servi au patriarcat, qui est de propulser à l’avant de la scène des femmes dites “exceptionnelles” comme des anomalies du systèmes, des raretés qui ont le mérite de se retrouver au même niveau que les hommes tout en rappelant plus ou moins subtilement qu’elles sont une minorité accidentelle. Qu’elles ne sont pas censées être là. Il est pourtant impossible d’ignorer aujourd'hui, qu’il y a eu énormément de femmes artistes à la vie ma foi très banale. On ne devrait pas avoir besoin d’un storytelling hors du commun pour exister. On devrait peut-être tout simplement arrêter de créer des idoles.
Pour moi quelque part le féminisme c’est justement la fin des icônes, la descente du piédestal. Une analyse féministe de l’histoire de l’art est en partie , selon moi, l’étude minutieuse des représentations culturelles de chacun et chacune pour comprendre comment nos particularités sont effacées, instrumentalisées, voire reformulées à la négative (une expression qu’on retrouve chez le théoricien et critique littéraire palestinien américain Edward Saïd) pour servir le discours dominant de chaque époque.
D’ailleurs quand on s’y attarde un peu, et qu’on regarde de plus près la représentation de l'héroïsme féminin dans l’art, Judith décapitant Holopherne, Yaël tuant Sisera, ou encore Jeanne d’Arc conduisant les troupes françaises, on reste sur le registre du courage vertueux. Les femmes chastes, fidèles, avec un grand sens du devoir et du sacrifice, l’histoire de l'art occidentale en raffole. Leur héroïsme permet d’appuyer la permanence de certains modèles culturels en faisant d’elles à la fois des contre exemple à la norme mais également des modèles que les femmes devraient suivre. Pas pour le coupage de tête on s’entend, mais pour le reste.
Je comprends qu’on voyant la Judith d’Artemisia violemment couper la tête du général asyrien avec Abra sa servante et ainsi sauver le peuple juif , on a très envie (moi la première) de se concentrer sur l’action d’une femme qui semble à l’opposé des valeurs que la société patriarcale attend d’elle, à savoir le meurtre et la violence de sang froid. Mais je me dis que quelque part si cette scène a été autant reproduite au cours de l’histoire de l’art c’est que peut-être son statut d'héroïne religieuse , presque mystique , Judith était extrêmement pieuse ,vient effacer la violence de son acte. C’est comme si on nous rappelait à nouveau que les femmes, en réalité, ne sont pas capables d’être violentes. Dans l’ouvrage collectif “De la violence et des femmes” (publié en 1997) , l’universitaire et féministe Danielle Haase-Dubosc nous explique que la femme violente est un artefact, qu’elle reste une ambassadrice du divin distanciée par l’histoire biblique.
A l’opposé on trouvera également les femmes “fortes”, dissidentes, qui vivent en marge de la société et de ses attentes représentées comme des femmes fatales ou des sorcières pour rappeler qu’il faut les craindre et ne surtout pas en faire des héroïnes. Elles sont d’ailleurs très souvent sexualiser au passage, toujours une façon parfaite pour à la fois se rincer l’oeil et notifier qu’elles sont moralement dépravées. Les héros masculins peuvent eux se permettre de contester les valeurs dominantes, c’est bien plus compliqué pour les femmes évidemment. Je pense notamment aux illustrations et caricatures sur les suffragettes , avec leurs chignons énormes et grotesques, la virilisation de leurs traits et de leur attitude pour les présenter comme des menaces et non comme des modèles à suivre.
Il est évidemment important d’avoir accès à des représentations positives, aussi bien d’artistes que de sujets “féminins”, mais il est indispensable de les approcher avec une certaine distance critique . D’une part pour ne pas continuer à construire des stéréotypes et retirer à chacun.e ses spécificités, mais aussi pour ne pas tomber dans le piège de l’”empouvoirement” à tout va qui est selon mon humble avis une méthode de communication autour des femmes artistes qui fonctionne que sur du très court terme et ne participera pas à pérenniser leur présence dans les musées et partout où l’art se pense et s’écrit sur la distance.
Sur le retour de Paris j’ai dévoré le merveilleux livre de Lola Lafon “Quand tu écouteras cette chanson” dans lequel elle analyse entre autre très bien comment l’iconisation voir l’héroïsation d’Anne Frank a finit par dépolitiser les écrits et la vie de la jeune fille. Notre vigilance à toutes et à tous est indispensable quand on lit, recherche, ou raconte la vie de ces artistes, de ces femmes pour ne pas involontairement participer à la fabrication des mêmes travers. Pour ne pas perdre de vue l’objectif finale.
à bientôt,
Eva
PS: Aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres car mon premier essai “Une Place”,brillamment illustré par Mathilde Lemiesle, sort aujourd'hui en France (la belgique, la Suisse, et le Québec vont suivre). Si vous l'apercevez en librairie, n'hésitez pas à partager avec moi vos photos, si vous l'achetez pareil, mais surtout parlez-en à vos bibliothèques, CDI, et autres lieux qui pourraient le rendre accessible à encore plus de personnes. Merci d’avance pour votre soutien et votre confiance!
Sources pour aller plus loin:
Mary D. Garrard, Artemisia Gentileschi and Feminism in Early Modern Europe, 2020
Mary D. Garrard, Artemisia Gentileschi – The Image of the Female Hero in Italian Baroque Art, 1992
Roxane Darlot-Harel, La représentation des femmes dans la littérature. Enseigner l’héroïsme féminin en classe de 5e , Academia.
Cécile DAUPHIN, Arlette FARGE (sous la dir. de), De la violence et des femmes, 1997
Un podcast à soi de Charlotte Bienaimé, Des femmes violentes, mai 2021
Pierre Le Moyne, La gallerie des femmes fortes, 1665