Cette lettre aborde des sujets difficiles tels que les violences sexuelles. Prenez le temps de la lire dans des conditions qui vous conviennent, ou n'hésitez pas à la refermer si nécessaire.
En 1973, l'artiste américano-cubaine Ana Mendieta, alors étudiante à l'université d'Iowa, invite ses camarades chez elle. À travers une porte laissée volontairement entrouverte, ils se retrouvèrent face à son corps immobile, à moitié nu et ensanglanté. Le sol est jonché de débris de vaisselle. On y voit des cendriers remplis, ainsi qu’un cintre. Mendieta avait planifié cette performance en se basant sur les détails du viol et du meurtre, quelques mois plus tôt, de Sara Ann Otten, une étudiante de son campus, dont l’histoire l’avait profondément marquée. Le groupe se rapproche, discute de ce qu’iels voient, tandis qu’Ana reste inerte. Mendieta se souvient que son public "s'est assis et a commencé à en parler. Je n'ai pas bougé. Je suis restée dans cette position environ une heure. Cela les a vraiment secoués."
Cette performance se veut à la fois réaliste et frontale, elle n'édulcore pas la violence de l’acte, mais cherche au contraire à pousser son public à réfléchir à son propre rôle dans les violences faites aux femmes. À ce sujet, elle dira : "Je pense que tout mon travail a été comme ça – une réponse personnelle à une situation... Je ne peux pas concevoir d’être théorique à propos d’un tel sujet." Même lorsque les hommes représentaient des scènes de viol, ils le faisaient souvent de manière à se distancier de la violence, comme si cela ne les concernait pas directement, ce qui est évidement un privilège.
Les scènes de viol dans l’art sont tout aussi nombreuses et banales que le viol dans la vie de tous les jours. Zeus et Europe, Suzanne au bain, L’Enlèvement des Sabines, Proserpine, et tant d’autres sont des œuvres qui naturalisent, voire célèbrent les violences contre les femmes. Vous remarquerez que l’histoire de l’art traite souvent des thèmes comme le viol de manière abstraite, sans ancrage dans la réalité. On l'esthétise. On le mythologise.
Roland Barthes, dans son livre Mythologies, publié en 1957, analyse la façon dont les mythes modernes, souvent véhiculés par la culture de masse, servent à naturaliser des idéologies dominantes. Il montre que les objets, les images ou les événements du quotidien comme le cinéma, la publicité ou la mode, véhiculent des significations culturelles qui semblent "naturelles", mais qui en réalité renforcent des structures de pouvoir. Selon Barthes, ces mythes transforment des constructions sociales en vérités universelles, masquant ainsi leur origine idéologique et leur rôle dans le maintien des rapports de domination. Qui est encore étonné que, finalement, absolument tous nos systèmes servent le patriarcat ? Même les rôles "idéalisés" de femmes (comme celui de déesse par exemple) sont souvent des instruments d'oppression plus ou moins subtile.
La violence systémique opère par un conditionnement constant, et l'art ainsi que son histoire participent évidemment à ce conditionnement. Je dirais même que l'histoire de l'art a joué un rôle significatif dans la normalisation et la désensibilisation de notre rapport, notamment au viol.
Prenons l'exemple de Picasso. Depuis le début du procès des viols de Mazan, l'image qui me revient régulièrement à l'esprit est celle du Minotaure caressant une dormeuse (1933). Cette estampe gravée à l'eau-forte, qui me fait toujours autant froid dans le dos, fait partie de la série de la Suite Vollard. On y voit la créature mythologique mi-homme mi-taureau penchée sur une jeune femme endormie, qui a les traits de sa très jeune compagne de l'époque, Marie-Thérèse Walter (pour rappel, lors de leur rencontre, Marie-Thérèse avait 17 ans et lui 46).
En 2020 déjà, je vous avais parlé de la figure de la femme endormie, et je vous avouais que je n'avais jamais questionné le rôle de l'histoire de l'art dans la représentation et la diffusion des mécanismes utilisés par la culture du viol (déculpabilisation des agresseurs, zone grise autour du consentement, victim blaming, etc.), ainsi que la façon dont elle a imprégné nos mentalités. Pourtant, tout est là : la femme objectifiée, la femme comme proie, épiée dans son sommeil, dont le consentement importe peu. La culture du viol réduit la liberté de mouvement des femmes jusque dans les tableaux. Je repense à Gisèle Pelicot, à la soumission chimique utilisée par son désormais ex-mari, qui l'immobilise et en fait un objet. Je pense à tous ces monsieur tout-le-monde venus abuser de ce corps apathique. Je pense aux clichés qui immortalisent la banale ignominie que les femmes (et les autres minorités) subissent encore quotidiennement.
Je trouve le cas de Picasso particulièrement intéressant. Bien qu'il se cache derrière cette figure mythologique mi-humaine mi-monstre pour faire passer la pilule, il continue à esthétiser sa violence, son désir de violence également, et à érotiser la souffrance des femmes. L'artiste américain Chaim Koppelman dit à propos de Picasso : “Picasso, dont Guernica exprime sa haine du fascisme, pouvait être un impérialiste avec les femmes ; et je crois que cette attitude le troublait, comme elle trouble tous les hommes. Le Réalisme esthétique affirme clairement que l'« impérialisme » domestique et la tyrannie ultime du fascisme découlent tous deux du mépris.” Le mépris, nous y voilà. Une masculinité fragile, surcompensée par une misogynie que le monde célèbre depuis des décennies.
En lisant ces mots, j'ai pensé à bell hooks qui, dans Ain’t I A Woman? Black Women and Feminism, dénonce « l'impérialisme du patriarcat » dans l'Amérique des années 1980. Selon l'auteure, ce modèle de domination masculine repose d'abord sur la socialisation des enfants à la violence et à la suprématie des hommes, puis sur la solidarité masculine qui transcende la barrière raciale.
Je pense que l'art a une responsabilité dans cette socialisation à la violence dès notre plus jeune âge. Enfin, pas tant l'art en lui-même, mais plutôt la manière dont il nous est présenté. La médiation, comme je le répète depuis des années (je vous fatigue, je sais), est un outil essentiel pour comprendre une image et ses significations. Évidemment, tout cela a un coût : financier, moral, et en énergie, car il faut constamment négocier (vous savez celleux dans le fond qui parlent directement de cancel culture dès qu’on recontextualise les œuvres de leurs icônes).
On oublie souvent que l'art est un système social. Certes, c’est un moyen d'expression et on peut le consommer comme un hobby ou une passion, mais il est aussi le reflet des dynamiques sociales, politiques, économiques et culturelles d'un lieu et d'une époque donnés. L'histoire de l'art a souvent été liée aux systèmes de pouvoir, ce qui selon moi explique pourquoi elle témoigne d'une longue tradition de représentation de la violence sexuelle (ou autre d’ailleurs) comme un phénomène normalisé.
J'avais envie de terminer cette lettre sur une note positive avec une citation de l’essayiste et critique étasunienne Susan Sontag, issue de son livre Regarding the Pain of Others (Devant la douleur des autres), qui me rappelle que les images provoquent également de l’empathie : "Le choc des photographies finit par s'émousser à force d'exposition. Mais nous ne devenons pas nécessairement insensibles à la souffrance des autres par le seul fait d'en être bombardés d'images ; au contraire, il est possible que nous en devenions plus conscients, même si nous ne savons pas toujours comment réagir à cette conscience accrue."
À bientôt,
Eva
Merci pour ce post.
Violent certes mais tellement important d’en parler !!!!
La performance d’Ana Mendieta est juste … incroyable en symbolique en force en questionnement, elle utilise son corps pour dénoncer de façon tellement directe les violences faites aux femmes.
En recréant cette scène de violence, elle incite ses camarades à se poser des questions sur leur position face cette situation.
On ne peut plus détourner les yeux, chacun doit prendre ses responsabilités.
Il est grand temps que les mœurs évoluent
Passionnant as usual 👏