Ça fait longtemps que je ne vous ai pas écrit. J’avais fait une liste de toutes les raisons que j’allais vous donner pour expliquer cette absence, pour justifier mon irrégularité, moi qui m’étais imposé un rythme presque militaire depuis la création de cette missive en 2020, mais la réalité c’est que j’avais besoin d’espace. De pousser un peu les murs car je me sentais à l’étroit. D’avoir du recul sur les réflexions et le travail que je propose ici. De me sortir du temps imposé par les réseaux et leur culture de la productivité qui m’angoisse.
J’ai déserté les musées. Je n’ai pas écrit. J’ai lu. Énormément. Avidement. J’ai archivé les mots et les pensées des autres. Des cartes mentales, des constellations subjectives*, des artères divergentes, des gros nœuds parfois. La complexité évidente de toute cette connaissance accumulée sur les étagères de mon appartement, dans les notes de mon téléphone et de mes carnets m’a finalement libérée de l’impression de devoir tout savoir, tout connaître, tout comprendre pour avoir le droit de m’exprimer sur ces sujets. C’est ce travail “en cours” que j’ai envie de partager avec vous cette saison. Des bouts de réflexions qui feront peut-être (je l’espère) écho chez vous. It’s giving « ma tête est en chantier ».
En lisant le livre “Monsters, A Fan’s Dillemma” (2023) de la critique et essayiste états-unienne Claire Dederer, je me suis rendu compte qu’en vous parlant d’art, j’avais souvent omis le public. Nous. Vous. Moi. Elle explique : ”Consommer une œuvre d'art, c'est la rencontre de deux biographies : la biographie de l'artiste qui peut perturber le regard de l'art ; la biographie du membre du public qui pourrait façonner le regard de l’art.”
Nous avons tendance, avec raison, à nous intéresser au contenu d'une œuvre notamment pour comprendre l’histoire de notre iconographie et comment elle nous a influencé jusque dans nos endroits les plus intimes. On passe au peigne fin la biographie de l’artiste. Carl André, Gauguin, Picasso, Breton, Pollock, nous avons l’embarras du choix. On interpelle les institutions muséales gardiennes d’un système qui continue encore aujourd’hui à perpétrer exclusions et domination (coucou le British Museum), mais qu’en est-il de nous, le public? Celui qui regarde, consomme, fait circuler cet art? Pourquoi est-il si facile de nous dédouaner de toute responsabilité alors que nous avons sans doute un rôle à jouer dans ce système?
On est globalement plus informé qu’avant, l’accès aux informations et aux sources est plus facile et puis on ne peut pas nier qu’on a vu, depuis #metoo, naître des groupes de pensée collective (je dis “des” car je pense qu’on est loin de pouvoir parler d’un groupe homogène) via lesquels nous essayons de concevoir un univers où la création artistique dite exceptionnelle (aka les génies) ne dépendrait pas de la virilité, de la débauche, ni de la violence.
Dans son ouvrage, Dederer explique que le “génie” est une proposition. Que le génie est un fantasme collectif et que nous le public nous avons et prenons encore part à sa création. Je suis à la fois d’accord et pas d’accord, mais ce qui est intéressant c’est de voir qui bénéficie in fine de cette figure. Pas de suspense, je sais : patriarcat et capitalisme évidemment.
Alors que les femmes et personnes minorisées sont (trop) souvent réinsérées dans l’histoire presque uniquement à travers leurs biographies (point bonus si tu as été la “femme de” car tu seras jusque dans l’au-delà liée au bougre) les artistes masculins arrivent à exister en dehors de leur biographie. Ils y échappent. C’est comme si la tâche ne s’incrustait pas sur l'œuvre. Au contraire elle lui donne un relief, une saveur particulière. Il faut dire que nous, le public, on est friand de scandales, de failles, d’histoires de monstres.
Prenons Paul Gauguin, que Dederer qualifie de colonisateur sexuel et dont les peintures les plus célèbres et les plus acclamées encore aujourd’hui sont pourtant les plus problématiques et exploitantes. Des jeunes femmes et jeunes filles (mineures, donc on est sur de la pédocriminalité) racisées, érotisées ou animalisées. Des représentations qui ont contribué ainsi à la perception de ces femmes/filles comme objets de fantasme pour un public occidental.
À leur sujet, il dit :« Cachées parmi les pierres, les femmes étaient accroupies ici et là dans l'eau, leurs jupes relevées jusqu'à la taille… Elles avaient la grâce et l'élasticité de jeunes animaux en bonne santé. » Alors oui il faut replacer les œuvres dans leur contexte, ici colonial, mais comment après avoir pris connaissance de sa biographie peut-on continuer à admirer une œuvre qui montre des mineures/des femmes exploitées par un homme, mais aussi par tout un système? Est-ce que la beauté des aplats de couleurs pardonne la monstruosité des actes?
Certaines œuvres d’art semblent avoir été rendues « inconsommables » par les transgressions de leur créateur, mais on continue à faire face à une majorité de spectateurices qui arrive à séparer l’œuvre de l’artiste. Sans doute parce que cela vient toucher à quelque chose de plus intime, de moral. Comment rejeter une œuvre qui nous a marqué, qui fait partie de nous, qui parfois a participé à nous définir même, qu’est-ce que cela dit de nous? Notre réponse n’est donc pas forcément logique, elle est émotionnelle.
Qu’en est-il des femmes monstrueuses? Les femmes artistes sont par définition monstrueuses. La mythologie de l’artiste, du génie en particulier, que nous connaissons en Occident repose notamment sur la notion de liberté. Libre de faire ce qu’on veut, d’être qui on veut, de blesser, d’abandonner, d’être égoïste. Un homme ne sera pas (peu ) jugé de laisser derrière lui femme et enfants pour se concentrer sur son art. Il a cette possibilité, ces comportements sont normalisés. Son crime doit être d’un autre niveau pour “tâcher” son œuvre, pour que nous, le public, questionnons sa morale ou son éthique. Picasso, le « problematic white boy » le plus connu du art game, est l’un des artistes dont la biographie est la plus relue. Sa misogynie et sa cruauté sont sans doute aussi célèbres que ses peintures, mais pourtant la tâche ne ternit pas l'œuvre. Au contraire, elle renforce la place de Picasso comme le génie de tous les génies.
Pour une femme, se rendre indisponible (même pour quelques heures par jour hein) au care ou à la maternité est encore aujourd’hui envisagé comme un délit. Des monstres d'égoïsme. Une culpabilité inouïe. Le rappel à l’ordre de la société est constant, on gagne rarement quand on est mère. Dans nos imaginaires collectifs la figure de la “bonne mère” est celle qui donne, encore et toujours. Sans relâche elle donne. Inconditionnellement elle donne. Au détriment de sa propre personne, elle donne. Notre mérite réside dans notre abnégation.
Prendre du temps pour créer, prendre du temps, réfléchir, expérimenter, glander, n’est pas au programme. La maternité agit comme une tâche pour l’artiste femme, un faux pas et la biographie prend le dessus sur l'œuvre. Nous, le public, on pardonne moins facilement une mère qui abandonne ses enfants qu’un mari violent. Les femmes sont constamment ramenées à leur biographie, c’est un moyen de maintenir l’ordre patriarcal. Aparté : En vous écrivant je pense à la formidable série “Fleishman is in Trouble” qui est l’adaptation d'un livre de Taffy Brodesser-Akner qui je trouve parle très justement de maternité, de la figure de la mère monstrueuse, mais aussi de créativité/carrière et maternité. Fin de l’aparté.
Tout ça pour vous dire qu’évidemment nos relations à l’art et aux artistes sont bien plus complexe qu’elles ne paraîssent. Des drames et dilemmes moraux s’y jouent en permanence et je trouve qu’on analyse peu l’art, et les objets culturels de manière générale, du point de vue du public. On omet facilement ce regard, sans doute par confort, mais il a toute son importance aussi.
à bientôt,
Eva
*référence à l’ouvrage du même nom
Merci pour cet article qui résonne beaucoup avec celui que j'ai envoyé moi-même aujourd'hui. Je respire un peu. Retournons créer.
Quelle joie de retrouver “La Superbe”!