« Chacun perd en avançant dans l’âge, et les femmes plus que les hommes. Comme tout leur mérite consiste en agréments extérieurs, et que le temps les détruit, elles se trouvent absolument dénuées : car il y a peu de femmes dont le mérite dure plus que la beauté » - Madame de Lambert extrait du Traité de la vieillesse (1727)
Je n’ai jamais vraiment eu la conscience ou l’appréhension de la vieillesse à venir. Le temps glissait naturellement, impalpable, il faisait son œuvre, et je me projetais sans penser aux altérations sur lesquelles il travaillait pourtant un petit peu chaque jour. Une façon inconsciente de garder de la distance avec l’inévitable, un brin d’orgueil également, le tout aidé par une société dans laquelle le jeunisme est tellement valorisé et encouragé qu’elle invisibilise les corps qui vieillissent les coupant ainsi violemment de nos imaginaires. À ce sujet l’autrice et journaliste Mona Chollet dit ceci dans son livre Sorcières (p.158): « La disqualification de l’expérience des femmes représente une perte et un mutilation immense. Les inciter à changer le moins possible, à censurer les signes de leur évolution, c’est les enfermer dans une logique débilitante.» Nous avons réussi à créer une histoire des représentations qui dissimulent les corps qui ne font plus kiffer et fantasmer les masses (lisez principalement les hommes cis blanc hétéro). Nos aspérités, nos chairs flasques, nos lignes sinueuses qui se dessinent sur notre peau, sont accueillies comme autant de signes de décrépitude qui marquent la presque fin de notre présence physique dans les sphères publique et culturelle.
L’intellectuelle américaine Susan Sontag explique en 1972 dans un article intitulé “Deux poids, deux mesures “ les spécificités de l’expérience du vieillissement propre aux femmes et comment ces dernières se retrouvent plus durement discriminées par l’âgisme. En effet, elle explique que les valeurs traditionnellement associées aux hommes se bonifient avec l’âge, alors que pour les femmes c’est le contraire. Notre désirabilité et notre valeur sociale réside dans notre jeunesse et dans notre capacité à nous reproduire. À l’âgisme vient s’ajouter une couche de sexisme, on peut donc parler d’âgisme genré.
L’histoire de l’art occidentale ne va évidemment pas épargner les corps vieillissants et va participer à renforcer les discriminations physiques mais également morales (on pense notamment aux sorcières, aux œuvres de vanités) à l’égard des femmes ménopausées en faisant d’elles des créatures à l’aura inquiétante . Bien que « le culte de la peur de l’âge » comme décrit par l’autrice américaine Naomi Wolf nous semble principalement hérité de la culture publicitaire mainstream, il suffit de s’attarder un instant sur la représentation des femmes âgées dans l’art pour comprendre que notre société n’a pas attendu les magazines féminins pour stigmatiser et attaquer ces corps qui ne correspondent plus aux critères de beauté attendus des hommes.
Car en effet si on s'intéresse un peu à ce sujet on remarque qu’on représente et pense souvent la femme âgée à travers sa relation aux hommes (séduction, fertilité, etc.) prouvant encore une fois que notre existence dépend entièrement d’eux et du rôle qu’ils confèrent nous donner. La vieillesse est donc un lieu de pouvoir et de domination comme un autre, dans lequel les personnes concernées sont d’autant plus vulnérables qu’elles sont invisibles (on note par exemple que les statistiques de violences conjugales en France ne recensent pas les victimes de plus de 75 ans).
La majorité des représentations de corps de femmes âgées qui me vient à l’esprit sont presque systématiquement des caricatures. Les artistes gomment les spécificités qui font l’individualité de ces femmes pour nous présenter des sortes d’allégories de la vieillesse qui alignent les clichés: seins qui pendent, chevelures de sorcières grises et blanches, chicots à la place des dents, dos courbés, tristesse, regard baissé, allures risibles, sans oublier la mort ou le temps qui plane souvent à leurs côtés.
On note également que les femmes âgées sont souvent représentées squelettiques, avec un corps sec ce qui est une façon de souligner que celui-ci n’est plus alourdi par la grossesse. Que ça soit Goya avec « Les vieilles » ou Strozzi avec «Vieille Coquette », on est clairement sur le ton de la moquerie voir de l’humiliation. Tous deux ridiculisent ces femmes, si vaniteuses et sottes qu’elles essayent encore de rentrer dans des tenues de jeunes filles comme si elles allaient encore plaire à qui que ce soit. Une façon de nous rappeler que la beauté est une denrée périssable, et que même si les injonctions à la maintenir sont nombreuses, nous serons également raillées d’oser essayer d’atteindre cet idéal impossible.
Dans la mesure où l’histoire de l’art occidental est imprégnée du male gaze, il était évident que les corps de femmes vieillissantes ne seraient pas ménagés. En plus de représenter avec plaisir leur vieillissement biologique, c’est également la perte de leur rôle social, leur « vieillissement culturel », qui intéresse les artistes. L’avancée dans l’âge met en danger le rôle social des femmes, contrairement aux hommes, elles perdent peu à peu ce qui les rend précieuses aux yeux de la société (jeunesse, fertilité, beauté). En effet pourquoi ces femmes qui ne sont plus en capacité de porter la vie, veulent-elles encore séduire et exister ? Leur sexualité devient dès lors vide de sens, et il est hors de question que le patriarcat leur permette de faire du sexe juste pour le plaisir.
Leur désir et leur liberté font peur, il faut donc absolument les contenir, et quoi de mieux que des représentations montrant des corps décrépis, aigris, ou jaloux pour continuer à contrôler la sexualité des femmes au-delà de leur période de fécondité ? Je pense notamment à l’œuvre « Les trois âges de la vie » datant de 1510 de l’artiste allemand Hans Baldung dans laquelle la femme mûre semble envier sa jeune version. Sans compter le petit tirage de tissu qui accentue cet effet, mais qui peut être également interprété comme une façon de s’accrocher à sa jeunesse perdue. Au sujet de cette œuvre , l’historienne Lynn Botelho explique dans « Âge et sexualité » en 2015: « Descendant légèrement, le regard du spectateur rencontre une chouette, animal associé notoirement à la nuit, à l’obscurité et au mal. L’arrière-plan du tableau confirme le présage néfaste de la chouette. Il est désolé, ravagé et en ruine. Il montre des arbres morts couverts de mousse et des remparts détruits par la guerre. Le soleil est voilé par les nuages. La vieille femme veille sur cette scène d’apocalypse, de déclin et de destruction, comme si elle l’avait provoqué. »
Cela renforce l’idée que rien de bon ne peut venir d’une femme qui ne peut plus porter la vie, et qu’en vieillissant elle perd en plus de sa féminité son humanité. Il est intéressant de noter que les corps vieillissant sont souvent utiliser pour mettre en valeur la jeunesse et la beauté d’autres personnages présents dans l’œuvre et renforcer ainsi les canons de beauté made in patriarcat .
On retrouve ce procédé au cours de l’histoire de l’art notamment dans la mise en côte à côte des peaux blanches, censées incarner la beauté, et des peaux noires. On peut en voir de nombreux exemples dans l’orientalisme, mais le cas le plus connu de cette pratique reste l’Olympia de Manet. Laure, la femme noire, est à la fois invisibilisée et utiliser pour mettre en valeur le personnage blanc.
Une autre façon assez courante de représenter la vieillesse dans l’art est de construire des sortes de triades de la fertilité montrant ainsi le cycle par lequel une femme est censée passer au court de sa vie : virginité, fécondité, ménopause.
L’une des œuvres les plus célèbres à ce sujet est « Les trois âges de la femme » de Klimt datant de 1905. Inutile de dire que le troisième acte présentant un corps disloqué, froid, et sec, nous angoisse plus que ne nous fait rêver.
Qu’en est-il de la représentation de ces corps par des artistes femmes ? Il est intéressant de constater que les artistes féministes des 70´s qui font pourtant parties d’une génération qui a remis le corps et sa réappropriation au centre de leurs revendications sont presque entièrement passées à coter des corps âgés. Les normes corporelles qu’elles dénoncent sont majoritairement basées sur des corps jeunes. Le focus reste sur le corps fertile, celui qui peut se reproduire, et encore aujourd’hui à titre personnel je peux constater le manque de visibilité des femmes passées 50 ans au sein des luttes féministes comme si ce groupe était soudainement exempté du sexisme et des violences qui l’accompagne.
Certaines artistes vont cependant célébrer ces corps, leurs existences, leurs forces, et surtout leur droit d’exister dans la sphère publique. En 1987, l’artiste et activiste américaine Suzanne Lacy présente un jour de fête des mères un projet « The Crystal Quilt » sur lequel elle travaille depuis quelques années et qui réunit des femmes âgées dans une sublime performance dans lequel en plus d’exécuter des chorégraphies (elles font des formes avec leurs mains et leurs bras sur des tables couvertes de nappes de couleurs différentes) elles discutent de leur place dans la société sous un quilt créé par l’artiste Miriam Schapiro .
Lacy plus tard prendra également des photos de sa mère nue, pour en montrer toute sa puissance et son charme. C’était aussi une façon de confronter la société à son mépris pour les corps de femmes vieillissant, et de rappeler que la beauté est également une construction sociale.
L’un des autoportraits les plus iconique est celui réalisé par l’artiste américaine Alice Neel dans lequel a 75 ans elle se représente complètement nue. Une première dans l’histoire de l’art. Ce portrait est puissant car elle s’y montre en position de force comme assise sur un trône avec son pinceau en guise de sceptre . Neel n’essaye pas de cacher les signes de vieillissement de son corps, elle le normalise en le montrant dans toute sa vulnérabilité et son honnêteté. Elle nous regarde droit dans les yeux, confiante, et nous montre que malgré son âge elle travaille encore. C’est une femme active, absolument pas périmée.
Les corps vieux, comme les corps gros, et les corps racisés sont à la fois invisibilisés et instrumentalisé par notre société. L’histoire de l’art ayant participé à renforcer ces discriminations, il est aujourd’hui essentiel de réfléchir au regard que nous portons sur ces corps et de comprendre les fonctions politiques et sociales de leurs représentations.