“Mais qu’en est-il de cette petite bande de femmes héroïques qui, à travers les âges, et malgré les obstacles, ont gravi les échelons, à défaut d’atteindre les sommets de grandeur d’un Michel-Ange, d’un Rembrandt ou d’un Picasso? Peut-on discerner chez elles des qualités qui les ont caractérisées en tant que groupe ou individuellement? (...) Nous pouvons relever quelques caractéristiques fondamentales communes aux femmes artistes en général: toutes, presque sans exception, avaient un père artiste, ou entretenaient a minima, souvent au XIXe et XXe siècles, un lien étroit avec un artiste à la personnalité plus forte et dominante. Ces deux caractéristiques ne sont d’ailleurs pas forcément absentes chez les artistes masculins. Simplement on retrouve ce lien chez presque toutes les artistes femmes sans exception, au moins jusqu'à récemment." Linda Nochlin, Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes? (1971)
Dans la première newsletter de cette nouvelle saison, je vous avais parlé de la recherche de nos mères artistiques, de nos mères électives, de retisser les liens rompus par notre histoire de l’art patriarcale entre les femmes mais aussi entre et avec les personnes minorisées pour se créer une généalogie, pour tenter de réparer les fissures résultant de siècles d'ostracisation et de discriminations.
Dans son texte iconique “Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes? “, l'historienne de l’art américaine Linda Nochlin explique que la paternité a rendu possible les carrières de nombreuses femmes comme Artemisia Gentileschi, Elisabeth Vigée Le Brun ou encore Angelica Kauffman. Dans une société comme la nôtre, qui leur refusait jusqu'à un accès à une éducation artistique, la présence d’une figure masculine était évidemment indispensable pour bénéficier d’une formation, mais également d’un espace pour créer, et d’un billet d'entrée pour les salons et autres lieux dans lesquels l’art s’exposait et se vendait.
L'accès au métier se fait donc via un père, un frère, un époux, un amant, ou un ami , ce qui finalement les isolent les unes des autres. Elles n’ont pas la possibilité de se regrouper , de s'organiser et de se soutenir comme le font leurs contemporains masculins, ce qui accentue l'idée que les femmes artistes sont des cas isolés, des anomalies du système.
Quand en 1919 Walter Gropius fonde l'école du Bauhaus à Weimar (Allemagne), il prône ouvertement l'égalité des “sexes” et invite les femmes qui le désire à s’inscrire dans son établissement : “Aucune différence entre le beau sexe et le sexe fort. Égalité absolue, mais aussi les mêmes devoirs. Aucun égard pour les dames, au travail tous sont des artisans.” On s’entend bien, Gropius malgré sa volonté d’inclure les femmes et d’en faire des figures actives de l’avant-garde reste un homme terriblement sexiste. Il est persuadé que les femmes sont incapables de penser en trois dimensions, il leur limite alors l'accès aux ateliers de peinture ou d’architecture mais il redirige également celles qui aimeraient apprendre la menuiserie, le travail du métal, ou l’art du verre jugeant ces disciplines masculines. Sa vision des femmes est complètement essentialiste, c’est leur féminité qui a de la valeur à ses yeux, dès lors pourquoi devraient-elles étudier des métiers jusqu’ici réservés aux hommes et à leurs gros bras? Il faut dire que le bonhomme avait des lubies un peu étranges , par exemple pour lui la couleur rouge et certaines formes géométriques comme les triangles étaient masculines, alors que le bleu ou les carrés étaient selon lui féminins. Cerise sur le gâteau, les frais d’inscriptions étaient plus élevés pour les femmes (cependant cela changera une fois que l’atelier de tissage rencontrera un immense succès commercial).
Gropius et son équipe poussent systématiquement les femmes vers ce qui deviendra l’atelier de tissage, à la base il s’agit juste d’un département pour femmes, une discipline qui historiquement leur est associée. On murmure qu’il a peur d’entacher la réputation de son école en leur donnant accès à des ateliers plus prestigieux (lisez naturellement réservé aux hommes car ce sont eux les génies). Le textile semble donc être un bon compromis, après tout comme le rappel l’un des peintre du Bauhaus Oskar Schlemmer les femmes tissent depuis toujours pour passer le temps : “Where there is wool, there is a woman who weaves, if only to pass the time” (où il y a de la laine, il y a une femme qui tisse, ne serait-ce que pour passer le temps).
L'école avec sa philosophie qui semblait pourtant délicieusement inclusive pour l'époque s'avère limitante dans la pratique, mais un petit miracle va se produire. En confinant toutes ces femmes dans un atelier, Gropius et sa bande vont leur permettre de s’organiser et de penser ensemble .Anni Albers dira dans un entretien que tout ce qu’elle connaissait elle l’avait appris de ses camarades d’atelier. En effet à ses débuts l’atelier a une organisation verticale, elles contribuent toutes. L’atelier de tissage va rapidement devenir le plus innovant , le plus productif, mais surtout le plus rentable de l'école du Bauhaus. Des artistes comme Anni Albers, Marli Ehrman, Gunta Stölzl , qui deviendra la première femme maitresse d’atelier, vont étudier l’ histoire du tissage, utiliser des matériaux inédits comme la cellophane, mais aussi incorporer l’étude des mathématiques au cursus, elles vont autant tisser des œuvres picturales que créer des pièces ultra techniques qui mélangent ingénierie, design, et art. Je pense notamment à Anni Albers qui va créer un tissu capable de reflechir la lumiere et d’ absorber le son. Elles vont ensemble repenser toutes les fonctionnalités du tissage, mais également faire du textile une discipline artistique aussi noble et technique que les autres.
Non seulement elles se trouvent dans les unes et les autres des mères électives, mais elles inscrivent leur pratique dans la continuité de celles de femmes qui, comme Pénélope en attendant le retour d'Ulysse, tissent des chefs-d'œuvres depuis la nuit des temps. On notera que le mépris apparent pour l’art textile en plus d'être sexiste a également une dimension raciste et classiste dans la mesure ou c'était souvent un travail exécuté par des femmes racisées. On pense notamment aux femmes afro-américaines esclaves dans les plantations,dont le tissage et les quilts ont inspiré des artistes comme Faith Ringgold .
Dans cette espace réduit qu’on leur a concédé, elles arrivent à moderniser un savoir-faire qu’on regardait de haut car faisant partie de l’histoire des femmes. Plusieurs de ces artistes comme Albers et Ehrman enseignent également, formant ainsi des nouvelles générations d’artistes tout en leur offrant la possibilité de s’inscrire ou non dans cette généalogie. Car c’est évidemment ce qui nous manque a nous les personnes minorisées, la possibilité de regarder en arrière et de se voir. Comme le dit si bien la poetesse americaine Eileen Myles: “La femme qui se retourne c’est la revolution. “
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