Il y a des artistes qui laissent sur vous une empreinte plus profonde et durable que d’autres. L’art de Paula Rego a immédiatement fait partie de moi. Une rencontre intime, dérangeante, mais surtout joyeuse. Elle a su donné un visage aux femmes que la société capitaliste patriarcale aliène, violente, et réduit au silence : “Cette société était une société meurtrière pour les femmes. Et je l'ai méprisée pour ça. Vous voyez, ils encourageaient les femmes à ne rien faire. Et moins elles en faisaient, plus elles étaient admirées pour cela. J’entends les femmes d'une certaine classe sociale. Les femmes pauvres devaient tout foutrement faire!”
Elle nous montre l'âpreté, le grotesque, le laid, l’effroyable, le dégoût, mais aussi le gênant, encore aujourd’hui j’ai du mal à regarder certaines de ses œuvres .
Elle n’hésite pas à provoquer, à créer le malaise pour faire passer son message comme quand en 1960, alors âgée de 25 ans, Rego qui vit encore Portugal peint le dictateur António de Oliveira Salazar en train de vomir le pays qu’il terrorise. Ou quand des années plus tard elle dénonce les réalités sanitaires et psychologiques des avortements clandestins en représentant des femmes épuisées aux côtés de foetus qu’elles viennent d'avorter à une époque où le Portugal refuse toujours de leur donner accès à l’IVG.
Paula s’en est allée le 8 juin dernier, et j’ai eu envie de vous parler d’elle encore et toujours comme je le fais régulièrement depuis bientôt deux ans.
Paula est la fille unique de José (un ingénieur) et Maria (qui se rêvait artiste, Rego dans un entretien la décrit comme “une victime de la société dans laquelle elle vivait.”), elle connaît une enfance aimante et relativement privilégiée dans une famille politisée qui la soutiendra dans son choix de mener une carrière artistique. Elle naît à Lisbonne en 1935, trois années après l’arrivée au pouvoir d’ António de Oliveira Salazar qui instaure un régime nationaliste, conservateur, et corporatiste. Ce dernier n’hésitera pas à utiliser la torture pour menacer ses opposants ni à les jeter en prison sans procès au préalable, Paula grandit avec en arrière fond ce climat politique anxieux et pesant. Elle voit la santé mentale de son père se détériorer, José qui est anti-régime, antifasciste, anti-clérical se sent impuissant face au pouvoir du dictateur. Dans l’une de ses œuvres elle représente d'ailleurs son père pensif en train d’écouter la radio, il écoutait uniquement les infos via la BBC car la propagande de l'État le faisait bondir.
Dès l’âge de 15 ans elle peint des scènes de torture, sa conscience politique s’éveille très tôt. Sa colère monte aussi notamment à l’égard des injustices et violences subies par les femmes. C’est peut-être l’une des choses qui m’avait le plus marqué chez Rego, elle n’a pas de problème à montrer la rage, la sienne est très présente, jusqu’au choix de son matériel de prédilection pour créer, qui est le bâton de pastel qu’elle qualifie de plus féroce et agressif que le pinceau. Elle montre la puissance parfois salvatrice de la colère, nous donne à voir des femmes violentes qui ont soif de vengeance face à une société qui fait tout pour les rendre dociles et qui les oppresse. Sa série sur les femmes chiens (dans lequel on retrouve l’une des modèles avec qui elle travaillera le plus : Lila Nunes) est particulièrement édifiante à ce sujet, elle illustre parfaitement à la fois l’obéissance craintive de ces dernières mais également l'aliénation que cette soumission fait naître en elles.
L’art de Paula est plein de frondeuses, de jeunes filles et de femmes qui refusent leur déterminisme social.Même discrètement. Dans ses œuvres elle explore leurs identités, la façon dont la société les façonnent, le rôle qu’elles y jouent notamment pendant que les hommes sont envoyés outre-mer pour servir les rêves coloniaux de leur gouvernement.
On retrouve l'ambivalence qui les tiraille dans une oeuvre comme “The Policeman’s Daughter”,la jeune fille accomplit à la fois son devoir en lustrant les bottes noires du patriarche, mais le défie en introduisant son bras dans cette botte qui symbolise autant le fascisme qu’elle représente l’autorité.C’est comme si elle découvrait son pouvoir sous nos yeux. Quand on me demande régulièrement pourquoi je continue à parler de male gaze malgré les contours parfois assez flou de ce concept, je pense qu’il est important d’avoir un outil, une grille de lecture qui nous permet de percevoir comment les regards dominants (masculin, blanc, cis, hétéro) ont impacté la façon dont on se représente des groupes de personnes. Le cas de la représentation des très jeunes filles dans l’histoire de l’art est particulièrement frappant. Regarder la Thérèse (1938) du peintre français Balthus en train de rêver ou une jeune fille de Rego en train de plumer une oie, c’est une expérience complètement différente. Pas que la première manque forcément de complexité ou d’une vie intérieure mais la façon dont elle est présentée (lisez ultra sexualisée) annule cet aspect là en détournant l’attention du spectateur. Ca normalise aussi l’érotisation de très jeunes filles (comme chez Gauguin, qui était lui très clairement un prédateur), au lieu d’en faire potentiellement un sujet comme chez Rego. La fille du policier a évidemment aussi une dimension érotique mais l’artiste n’érotise pas son personnage, ce qui fait selon moi toute la différence.
Les femmes sont au cœur du travail de l’artiste portugaise. Dès ses débuts quand elle pratiquait encore le collage, elle dénoncait déjà l’objectification et la fétichisation du corps des femmes ainsi que leur droit à refuser d’être réduites à des enveloppes corporelles.
Quand elle a 17 ans, Rego quitte l’école de la banlieue londonienne dans laquelle son père l’a envoyée étudier pour rejoindre la Slade School of Fine Art. Elle veut mettre toutes les chances de son côté pour vivre de son art tout en étant consciente qu’à cette époque c’est rare pour une femme: “Les femmes étaient là pour être des partenaires et des soutiens pour leurs maris artistes. Je n'étais pas comme ça. Je voulais faire partie du club, être avec les grands peintres que j'admirais”.
Elle y rencontre l’artiste Victor Willing, qui est marié à l’époque, les deux entament une relation durant laquelle Paula à recours à plusieurs avortements clandestins (Willing la menace de rester avec sa femme si elle donne suite aux grossesses mais elle a également peur que ca mette un frein a sa carrière artistique). Finalement en 1957 elle décide de mener à terme l’une de ses grossesse et à sa demande son père vient la chercher pour la ramener au Portugal (ses parents la soutiennent). Elle expliquera cependant que pour elle c’était comme retourner en prison pour vivre une vie bourgeoise dont elle ne voulait pas. Après la naissance de leur fille Willing finit par la rejoindre et l’épouse. Au sujet de la maternité elle explique : “J'ai eu des enfants et je les aime. Mais heureusement, j'avais des gens biens pour s'occuper d'eux.". Pour Paula il est hors de question d’arrêter de peindre, elle envisage son statut d’artiste comme un rôle masculin, dans le sens où elle fait le choix (toutes les femmes n’ont pas cette option, on est bien d’accord) de se dédier entièrement à son art comme eux.
Le couple et leurs enfants vivent quelques années au Portugal avant de s’installer définitivement à Londres après la mort de son père. Willing souffre de la sclérose en plaque, peu de temps avant son décès Paula débute l’une de ses œuvres les plus célèbres « The Dance ». Elle avait pour habitude de traîner ses grands canevas et ses dessins préparatoires depuis son atelier dans la chambre de son mari pour qu’il puisse les voir. A l’origine elle avait prévu de ne représenter que des femmes exécutant une danse folklorique portugaise (l’art de Rego est plein de folklore, ca lui vient en partie de son enfance auprès de sa grand-mère qui la nourrit de contes traditionnels portugais), mais Victor mentionne que ca serait bien d’y ajouter des hommes. Autant qu’elle pouvait lui demander conseil pour tout ce qui était technique autant que jamais elle ne se laissait influencer pour le choix de ses sujets. La peinture qu’elle finira après son départ sera finalement un sujet très personnel puisqu’on retrouve Paula à différentes étapes importantes de sa vie : Paula enfant dansant avec sa nourrice, Paula adulte dansant avec son mari, son mari dansant avec l’une de ses maîtresses (il y a eu des infidélités de part et d’autre dans leur couple et il n’était pas rare de trouver des dessins de ses maîtresses dans l’atelier de Paula), et finalement Paula dansant seule.
Chacune de ses œuvres a des niveaux de lectures différents, il s’y passe tellement de choses, il y a un vrai sens de la narration chez Paula. Elle va même créer des œuvres sous forme de théâtre. Ses influences sont diverses (de Jane Eyre à James Ensor en passant par les frères Grimm ou Disney), elle ne se limite pas. Elle explique que le snobisme vis-à-vis de certains genres artistiques est finalement une forme d’auto censure. Pour moi, Rego a révolutionné la façon de raconter la vie des femmes. C’est une conteuse d’histoires avant tout. Elle n’hésite pas à montrer le beau comme le laid, les plaisirs comme les douleurs, et nous rappelle qu’ils cohabitent souvent ensemble. Il y a également beaucoup d’humour dans son art, de franchise, de confidences. Son art est généreux et engagé, au point que sa série sur l’avortement aura fait partie de la campagne de 2007 qui a permit de légaliser l’IVG au Portugal.
J’aurais adoré rencontrer Paula. Elle rejoint désormais le panthéon de mes mères électives, de ces artistes qui m’ont permis de me penser en dehors du schéma patriarcal qui m’a été imposé . Désormais quand j’imagine Paula, elle a les traits de son ange à la jupe jaune, une épée à la main veillant sur nous.
J’en profite pour vous remercier d’avoir été si nombreuxses à me rejoindre et à me lire durant cette seconde saison. Je vous retrouve en septembre avec un gros projet dont il me tarde de vous parler. Je vous souhaite un merveilleux été.
Eva