« Car nous, c'est à travers la pensée de nos mères que nous pensons, si nous sommes femmes... » - Virginia Woolf (Une chambre à soi, 1929)
Du temps s’est écoulé depuis ma dernière missive, et même si je suis un peu intimidée de revenir par ici, je dois bien vous l'avouer, ça m'a manqué de vous écrire et de partager avec vous mes réflexions sur la place des femmes et des personnes minorisées dans l’histoire de l’art. J’ai beaucoup lu cet été, beaucoup regardé, écouté, partagé, écrit, et dans ce tourbillon assez exaltant, voire euphorique (vous savez ces petits moments d’Eureka! où tout semble enfin prendre sens) j’ai l’impression d’y voir, tout compte fait, un peu plus clair. D’avoir déboulonné quelques vis supplémentaires, de m'être aménagé un espace dans lequel mes idées peuvent mûrir tranquillement et c’est donc avec la pensée plus aiguisée que je vous reviens.
Dans l’Eurostar qui me ramenait à Londres depuis Paris, j’ai fait une rencontre imprévue et pleine de joie avec les mots d'Émilie Notéris qui dans son essai Alma Matériau écrit ceci: ”Il s’agira ici de réparer les liens entre les femmes, qui ont été brisés ou invisibilisés par le récit hétéronormatif et patriarcal blanc de l’histoire de l’art telle qu’elle a été écrite, en creux, sous forme d’exclusions, à force de silences.”
Elle explique également plus loin que la notion de réparation ici ne consiste pas à effacer les fractures du passé, ce qui je pense est un point très important car il est essentiel pour nous de comprendre les mécanismes qui ont aidé à effacer et exclure les femmes de l’histoire de nos représentations.
Si vous me suivez sur Instagram, vous savez que j’ai du mal avec le terme "oubliées" quand on parle des femmes artistes, car il y a quelque chose de l’ordre de la passivité. Comme si la notion d’oubli nous dédouanait d’une responsabilité pourtant bien réelle quant à la présence presque anecdotique de ces femmes dans nos récits et nos musées. Il ne s’agit pas d’une défaillance de notre mémoire collective, mais d’un système bien rodé qui a longtemps (et encore aujourd’hui sous d’autres formes) refusé aux femmes les possibilités matérielles mais également symboliques d'accéder au monde de l’art et plus largement à la culture.
Parmis les nombreux stratagèmes qui ont permis de faire des femmes et des personnes minorisées des artistes “effacé.es”, il y a le manque d’une généalogie, d’un héritage, d’une lignée de femmes qui nous permet de nous rattacher entre nous. On parle toujours de la paternité d’un mouvement, d’un style, ou d’une œuvre mais qu’en est-il de la maternité? Qui sont nos mères?
Dans l’histoire qui a été écrite pour nous, les mères sont ces femmes qui assument dans l’anonymat les charges ingrates du quotidien, celles qui triment dans l’ombre des grands et des petits hommes. On essentialise les femmes, on les réduit encore et toujours à leur maternité biologique, mais quand est-il de nos mères électives? Celles qu’on se choisit? Toujours dans “Alma Matériau”, Notéris cite l'américaine Helen Molesworth, critique d’art feministe , qui dit ceci : “Être artiste et femme, c’est parfois faire l’expérience de se retrouver orpheline de mère(s) et découvrir qu’il faut partir à leur recherche- afin de ne pas céder sous le joug de l’imposante paternité artistique-pour finalement développer une pléiade d’affinités sororales”.
Évidemment parmi ces anonymes, un grand nombre d’entre elles vont se frayer un chemin et vont réussir à s’infiltrer dans ce monde a priori inaccessible. Elles ont tenté d’entremêler nos récits à ceux de la grande histoire, de nous rendre visible, d'être des forces novatrices… N’est-ce pas à l'artiste suédoise Hilma af Klint (1862-1944) que nous devons l’abstraction après tout? Ou encore à l'américaine Janet Sobel (1894-1968) les fameuses “drip paintings” attribuées à Jackson Pollock? En privilégiant un récit qui accorde la paternité de ces mouvements, techniques, ou œuvres à des hommes, l’histoire de l’art nous prive d’un héritage féminin. Au contraire, elle préfère entretenir l'idée que les artistes femmes sont des exceptions , des anomalies. Virginia Woolf (oui je suis obsédée) décrit très bien ce sentiment dans “Une chambre à soi" :
« Toute femme née pourvue d'un grand don au XVIe siècle serait certainement devenue folle, se serait tuée ou aurait terminé ses jours dans une chaumière solitaire à l'orée du village, à demi sorcière, à demi magicienne, crainte et faisant l'objet de moqueries... »
Il ne s’agit pas , comme Émilie Notéris l’explique très bien dans son essai “de substituer, par un binarisme formel, la maternité à la paternité artistique” mais de repenser ces relations. Et sûrement même d’aller plus loin car j’ai l’impression que ces termes ont quelque chose de paternaliste et si on veut décanter l’histoire de l’art de toutes ses effluves patriarcales, il serait peut être intéressant de proposer une version moins binaire de celle-ci notamment en arrêtant de faire croire aux gens que les artistes créent et innovent en vase clos pour nous vendre leurs génies masculins tourmentés.
La pratique artistique est fluide, comme nos identités. Pour pouvoir se projeter dans ces futurs plus égalitaires dans lesquels les femmes et les personnes minorisées prendront pleinement part à la construction de nos imaginaires collectifs, il nous faut d’abord continuer à chercher nos mères. À œuvrer pour que les travaux sortent des réserves, soient conservés, archivés, présentés de façon permanente, pensés, racontés, étudiés, et enseignés. Mon but cette saison est de contribuer (modestement) a cette recherche , de tisser des liens entre ces artistes, de les penser de manière constellaires et non plus isolées tout en continuant a pointer du doigt les mécanismes qui les invisibilisent. Tout un programme que je me rejouis d’avance de partager avec vous.