Je ne sais pas vous, mais j’ai souvent la sensation d’être désormais immunisée face à la représentation de la violence. Pas dans le sens qu’elle agit comme un anesthésiant émotionnel ou moral, au contraire, mais plutôt comme si à force d’y être exposée presque quotidiennement, mon cerveau avait été formé à l’encaisser, la digérer et surtout à passer rapidement à autre chose. Si j’étais cynique je vous dirais que l’apathie est sans doute l’un des projets ultimes du capitalisme, mais ce n’est pas le sujet du jour. Quoi que.
Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de comprendre l’impact de ces représentations sur notre culture et leur rôle dans la normalisation des violences faites aux minorités. Car je ne vous apprends rien en vous disant que -notamment en matière de violences sexuelles ou domestiques- on consomme principalement les traumatismes des femmes, des personnes queer et des personnes racisées. La polémique autour d’une œuvre de Miriam Cahn ( gros trigger warning si vous allez faire une recherche sur cette peinture, elle n’ est pas facile a regardé)exposée actuellement au Palais de Tokyo nous rappelle que regarder, comme représenter, la violence et/ou la douleur n’est pas un acte anodin.
Dans son essai “Regarding the Pain of Others” l’autrice états-unienne Susan Sontag écrit “Les récits peuvent nous faire comprendre. Les photographies font autre chose : elles nous hantent.”. D’après moi, cela peut également s’appliquer à la peinture. Sans un contexte, une note d’intention qui explique le choix de la représentation de la violence, y être confronté pour devenir un acte violent. Je ne dis pas que l’art doit être à tout prix expliqué, mais je pense que l’artiste a une part de responsabilité lorsqu'elle ou il décide de montrer l’agression ou la contrainte.
Il suffit de faire un tour dans un musée des beaux-arts pour réaliser que la représentation de la violence à l’égard des femmes ou des personnes racisées est omniprésente et largement banalisée. Alors oui, elle n’est pas toujours graphique ou extrêmement frontale mais elle est bien là. On ne remercie pas les Métamorphoses d’Ovide -qui était visiblement très féru (excité?) des violences faites aux femmes- qui ont eu un impact important sur l’histoire de l’art occidental, notamment à la période baroque durant laquelle on peut clairement parler de grand retour des sujets mythologiques. Trahison, chantage, martyres, mais surtout viols à gogo. Vous connaissez les fameux enlèvements, Europe et les autres, qui sous entendent bien plus qu’un “simple” rapt.
Les artistes, j’imagine, répondent à une demande. Les fantasmes de domination des hommes sont évidemment très littéraux et explicites dans ce contexte. La violence à l’égard des femmes devient un spectacle, aseptisé car bon, ce n’est pas toujours évident de la détecter directement pour le grand public. Et puis surtout dans un contexte culturel dans lequel l’art est sacralisé, on s’applique à protéger l’idée que les œuvres d’art doivent être abordées indépendamment de tout ce qui se rattache à son sujet ou même à la personnalité de l’artiste (quand c’est un homme cis blanc on s’entend).
La philosophe française Simone Weil dans “L'Iliade, ou le poème de la force” (1940) écrit : “la violence transforme toute personne qui y est soumise en une chose”, et c’est souvent le sentiment qu’on a face à ces œuvres. Les femmes sont réifiées, souvent dépourvues de leur agentivité. Dans son essai “The Careless Language of Sexual Violence”, l’autrice états-unienne Roxane Gay nous rappelle qu’on vit à une époque qui nécessite un concept tel que celui de “culture du viol” : “Cette phrase indique une culture où nous sommes envahis, de différentes manières, par l'idée que les agressions et la violence masculine envers les femmes sont acceptables et souvent inévitables.” Elle nous rappelle également qu’un.e auteurice peut/doit, parler des réalités des violences sans exploiter le sujet ou celles et ceux qui en sont victimes.
Je pense qu’en art, c’est tout à fait possible dès que l’on se situe en dehors du male gaze (regard masculin), qui en plus d’être oppressant ne donne souvent qu’à voir le point de vue des personnes dominantes (j’y compte bien entendu certaines femmes). Il y a quelques semaines, dans un petit cinéma londonien, j’ai vu le documentaire dédié à la photographe états-unienne Nan Goldin intitulé “All The Beauty and The Bloodshed” ("Toute la beauté et le sang versé") de la réalisatrice Laura Poitras et j’ai été absolument bouleversée. Au cœur de ce film, la vérité. Ou plutôt la nécessité de la vérité tout en sachant que la quête de celle-ci est déjà tronquée d’avance. Mais aussi l’engagement.
Dans son art, Goldin montre la violence. Celle de la société à l’égard de celles et ceux qui vivent dans les marges, mais également celle qu’elle subit directement. Dans le film elle nous dit que “Les mauvaises choses sont gardées privées dans la société, et cela détruit les gens”. Quand elle décide de photographier son visage tuméfié après un passage à tabac de son ex-compagnon Ryan qui a failli lui coûter un œil, elle nous rappelle à quel point le corps des femmes est politique. Elle explique également avoir pris cette photo pour se rappeler de ne pas replonger dans cette relation. Elle dira aussi que c’était une façon de déplacer la honte dans une société qui continue à en faire porter le poids aux victimes notamment en normalisant les violences qui leurs sont faites.
Cette photo est selon moi une contribution importante à l’histoire de l’art, car au-delà du fait qu’elle ouvre une conversation sur les violences conjugales, elle est un bon exemple de female gaze (regard féminin). Nous avons tellement eu l’habitude de voir dans les musées des femmes violentées par les hommes, pour les hommes et via le regard des hommes qu’on a été quelque part dépossédées de ce sujet. Voir une femme en charge de sa propre narration, ça a directement une autre dimension. C’est exactement ce qu’évoque Roxane Gay, recadrer les discours et les représentations sur la violence, l’interroger, déplacer le regard.
J’ai évidemment pensé à l’artiste portugaise Paula Rego, en vous écrivant. Elle qui a peint de façon très explicite la violence des avortements clandestins au moment où le Portugal s’apprêtait à voter à nouveau pour sa légalisation. Comme chez Nan Goldin, elle nous donne à voir des femmes en charge de leurs propres existences et souligne les violences systémiques à l’égard de leurs corps. Rego aborde également la violence de l’impérialisme et du colonialisme avec une oeuvre arrachante intitulée “Première messe au Brésil” (1993). Le titre comme la composition au second plan sont empruntés à l’oeuvre de l’artiste brésilien Vítor Meirelles. La peinture de Meirelles qui date de 1860 montre un moment de communion harmonieux entre les colons portugais et les peuples indigènes du Brésil. C’est évidemment de la propagande. Rego fait de cette femme enceinte anonyme le centre de sa peinture. Une façon de mettre en évidence les souffrances individuelles causées par la colonisation et l’exploitation violente de ces peuples. L’histoire qu’on nous enseigne rarement , voir jamais. Pour moi la représentation la plus violente est sans aucun doute celle de Meirelles, celle qui efface et participe à la banalisation de la colonisation.
Je vais conclure avec cette phrase de Susan Sontag, toujours dans “Regarding the Pain of Others”, : “Objets de contemplation, les images de l'atrocité peuvent répondre à plusieurs besoins différents : s'armer contre la faiblesse, s’engourdir davantage ou reconnaître l'existence de l'incorrigible.” Pour vous, c’est quoi?
à bientôt!
Eva
Je suis très émue suite à cette lecture, tellement de pistes de réflexion, tellement de raisons de se mettre en colère... Comme toujours, du beau et du juste tout en nuances. Merci, Eva.
Très intéressante newsletter, merci beaucoup Eva! Etant d'origine syrienne, je pense souvent à la Syrie en termes d'images. En grandissant, mentionner la Syrie en France, c'était comme parler d'un pays inexistant - peu de gens savaient où c'était. Alep, n'en parlons pas (à part les rares qui connaissaient le savon). Un jour arrive la guerre, et avec elle son lot de photos de bâtiments en ruine, éventrés, et d'enfants pieds nus dans les gravats, la peau recouverte d'une épaisse poussière blanche. Voilà. La Syrie était née dans les imaginaires collectifs comme un pays lié à la barbarie, à la pauvreté, à la violence. Tout le reste - l'amour, l'humanité, le sens de communauté, l'art culinaire et architectural, le souk ancestral, tout ça était mort et enterré avant même d'être né. J'en ressens une grande frustration, une douleur, même. Pardon je fais un "dear diary" - je voulais juste offrir une réflexion à ce sujet... Merci encore.