Il est curieux que dès que l'on cesse de publier sur les réseaux sociaux, il y a comme une sensation d'évaporation. Pouf. Notre voix s'éteint, en sourdine, son écho ne parvient plus à personne. Il y a cette fausse idée que ne pas exister ici équivaut à cesser d'exister tout court. Et même si les réseaux sociaux ou cette newsletter m'ont permis de développer une version plus libre, voire plus authentique de moi-même, de partager mon amour pour les arts et des fragments de vie, avec le temps, le monde numérique a commencé à me restreindre. Je n'avais ni l'espace ni les qualités nécessaires pour constamment m'adapter aux exigences des algorithmes, et cela me frustrait énormément. Ma chambre à moi est chaotique, imparfaite, spontanée, et il m'a fallu l'arrivée d'un second enfant pour enfin admettre qu'il en était ainsi.
Je me réjouis même désormais qu'il en soit ainsi. Qu'il existe des gens qui continuent de créer d'un endroit où les obligations et les temporalités vont directement à l'encontre de ce dont on a besoin pour faire des choses. Peut-être que des forces contraires, poussant pour nous remettre à notre place, jaillissent des surprises. Cela me fait penser aux mots de l'essayiste et romancière afro-américaine Toni Morrison : "Être mère et écrivain, c'est comme vivre dans deux mondes à la fois. Chacun enrichit l'autre et pourtant, ils exigent chacun une part de soi."
Je pense aussi à Louise Bourgeois. J'ai beaucoup pensé à elle durant toute ma grossesse. À ses Femmes-Maisons, explorant la domesticité et le rôle des femmes en tant que mères et gardiennes du foyer, à ses dessins à l'encre sur papier représentant des femmes enceintes et leurs fœtus in utero, et bien sûr à sa monumentale "Maman".
Une immense, mais gracieuse, araignée d'acier que l’artiste a créée en 1999 à l’approche de ses 90 ans.En haut, son corps, et huit pattes très longues et fines qui touchent le sol, telles des ballerines faisant des pointes. En dessous, une poche grillagée contenant vingt-six œufs de marbre. C'est une araignée porteuse, symbolisant une mère en devenir. L'araignée est une métaphore de la mère protectrice.
Bourgeois a souvent expliqué que l'araignée représentait sa propre mère, qui était tisserande : "Parce que ma meilleure amie était ma mère, et qu'elle était aussi intelligente, patiente, propre et utile, raisonnable, indispensable qu'une araignée."
La structure complexe et protectrice de l'araignée symbolise la protection, la force et la patience maternelles. Je ne peux m'empêcher d'y voir également l'ambivalence maternelle, non seulement dans la figure monstrueuse* que peut représenter l'araignée, mais aussi dans la tension de ce corps, la tension associée au fil, à la création artistique ou artisanale dans le cas de la mère de Louise Bourgeois. Quand on a vécu la maternité, on comprend cette tension, ce tiraillement corporel. Dans plusieurs de ses ouvrages, l'autrice française Annie Ernaux aborde les complexités et les défis du corps des mères, comme dans "Les années" (2008) : "Elle aura été, plus que tout, une femme qui enfante, qui allaite, qui porte le fardeau du corps de la mère."
Via la figure de l'araignée, je vois aussi l'idée de réparation. Peut-être du lien familial, un sujet central dans l'œuvre de Bourgeois. Plus jeune, Louise aidait d'ailleurs sa mère à réparer les tapisseries.
Bourgeois réussit à concentrer toute la complexité de la maternité et du rapport à la mère en une œuvre. Elle évoquera d'ailleurs régulièrement sa propre relation à la maternité et à son métier d'artiste : "Quand je suis en train de créer, je suis une mère meilleure, plus patiente et plus présente."
Quand j'étais ado, sur l'un des murs de ma chambre, j'avais une carte postale rose avec la fameuse phrase de l'artiste : "Art is a guaranty of sanity" (L'art est la garantie de santé mentale). Je me rends compte que je me suis toujours rattachée à l'art, à la culture, pour donner du sens et comprendre de façon plus palpable le monde qui m'entoure, mais aussi mon monde intérieur. Le rôle de l'artiste dans notre société est multiple, complexe, et évolue constamment selon les époques et leurs besoins. Miroir, catalyseur, transmetteur, perturbateur, innovateur, sondeur.
Par les temps qui courent, l'art est un point d'ancrage pour beaucoup d'entre nous, et j'avais envie de terminer cette "brève" avec une citation de l'écrivain, poète et activiste sociale afro-américain James Baldwin : "The precise role of the artist, then, is to illuminate that darkness, blaze roads through that vast forest, so that we will not, in all our doing, lose sight of its purpose, which is, after all, to make the world a more human dwelling place." (Le rôle précis de l'artiste est donc d'illuminer cette obscurité, de tracer des routes à travers cette vaste forêt, afin que nous ne perdions pas de vue, dans tout ce que nous faisons, son objectif, qui est, après tout, de faire du monde un lieu de vie plus humain.)
Je reviens donc tout doucement par ici, car c'est l'espace que j'aime le plus pour vous parler d'art. Il y aura comme d'habitude une newsletter mensuelle plus fouillée autour d'un sujet particulier, et de temps en temps une "brève" spontanée sur un sujet d'actualité, une exposition, ou juste une envie de partager avec vous.
à bientôt et allez voter dimanche!
Eva
*Je vous invite à lire la newsletter numéro 34 qui aborde notamment le sujet des femmes artistes comme étant des figures monumentales.
Doux, touchant, inspirant. Merci pour ce travail et ce partage.
Merci pour ce retour ! J’ai envie de relire les précédentes !