
Suis-je folle ? Ai-je perdu pied ? Je pense qu’on a toutes, tous, connu à un moment un point de bascule. Une faille. Une rupture. L’impression de devenir un terrain glissant.
En lisant Mon vrai nom est Elisabeth, le livre-thèse d’Adèle Yon, je me suis dit que parfois, la folie qu’on assigne aux femmes est en réalité peut-être une forme de lucidité. Une lucidité insupportable. Un point de non retour. Pour elles, souvent. Pour la société, surtout.
Dans son livre, Yon raconte comment l’internement psychiatrique, loin d’être de facto un soin, a souvent été une punition. On envoyait les femmes se faire oublier. On les corrigeait, on les faisait taire. Avec des méthodes violentes : cures de Sakel (procédé découvert avec effroi lors de ma lecture), électrochocs, lobotomie. Il fallait effacer ce qui dépassait. Une femme trop bruyante. Trop triste. Trop libre. Trop fragile. Trop vivante.
Et ce « trop », c’était toujours politique. L’ex-folle. La meuf hystérique. La grand-mère qui perd la boule. La mère trop fragile, trop sensible. Des figures familières, presque banales, tellement on nous les a répétées. Mais ce qu’elles révèlent, c’est une vieille histoire de violence symbolique : celle qui fait du féminin le lieu naturel de la déraison, de l’excès, de la perte de contrôle. Appeler une femme « folle », ça devient un outil de pouvoir. Un moyen de disqualifier.De contrôler socialement ce qui déborde, ce qui dérange.

Adèle Yon explique dans son livre l’idée d’hérédité de la folie, inscrite, marquée, dans l’ADN des femmes de sa famille. Comment ça les contrôle, comment elles vivent avec cette crainte de finir comme Betsy. Dès le début du livre, je pense à l’histoire de l’artiste juive allemande Charlotte Salomon, assassinée à Auschwitz en 1943, et qui laisse derrière elle une œuvre hybride , tiens, comme le livre de Yon : Vie ? ou Théâtre?
Dans la famille de Charlotte, sa tante et sa mère se suicident. Puis c’est au tour de sa grand-mère maternelle. Elles se jettent par la fenêtre. Un mal qui ronge les femmes de la famille, et dont Charlotte semble redouter d’avoir hérité.

Les allusions à la folie sont nombreuses dans son travail. Sur l’une des images, elle écrit : « Mon Dieu, je t’en prie, ne me laisse pas devenir folle » (« Lieber Gott, lass mich bloss nicht wahnsinnig werden »). L’historienne de l’art états-unienne Griselda Pollock remarque que le mot nicht est d’une autre couleur et décalé des autres mots de l’image. Elle en déduit qu’il a pu être ajouté après coup, qu’il ait pu exister une version antérieure sans le nicht, où Charlotte aurait écrit : « Mon Dieu, laisse-moi devenir folle ».
Car si on enlève ce mot, on lit une toute autre chose. Comme un glissement. Un désir de suivre sa mère et sa grand-mère, ou une peur qu’il devienne réalité.
Rien n’est confirmé, mais plusieurs éléments laissent aussi croire que Charlotte aurait fini par empoisonner son grand-père. Celui qui aurait été à l’origine de la "folie" de sa mère, sa tante, sa grand-mère. Un patriarche incestieux.
Dans le livre de Yon, c’est une idée qui revient en filigrane : ce sont les hommes de la famille qui définissent la folie.Ce sont eux qui la déclenchent. Puis ce sont eux qui cherchent à la faire disparaître avec l’aide d’autres hommes. C’est finalement quelque chose d’assez banal. De Britney Spears, à Camille Claudel il y a finalement qu’un pas.
Elle aussi considérée comme folle, internée par sa mère et son frère , Paul Claudel, écrivain et diplomate, dans un asile du Vaucluse. Elle y restera plus de trente ans, jusqu’à sa mort. Officiellement, elle est “atteinte de délire de persécution”. Officieusement, elle dérange. Trop vive, trop brillante, trop seule après sa rupture avec Rodin. Trop femme aussi dans un monde d’hommes.Claudel trouve le double standard insupportable dans le milieu de l’art. C’est là que sa colère prend racine.
Pour Anne Delbée, biographe de l’artiste qui s’exprime dans l’émission Apostrophes en 1982, Camille Claudel « n'était pas folle ». Pour preuve, elle citait ses lettres écrites depuis l'asile à sa famille où elle se montrait lucide et demandait à sortir. Son internement avait des causes bien plus pratiques, selon la dramaturge : « Elle a gêné une société, des voisins. » Et de détailler : « Il faut bien penser qu'on est au XIXe siècle, elle fait un métier qui est absolument insensé, déjà pour les hommes à l'époque, alors, pour une femme, c'est une pure impossibilité. » Dans une lettre à son frère elle écrit en 1927:”Ce n’est pas ma place au milieu de tout cela, il faut me retirer de ce milieu : après 14 ans aujourd’hui d’une vie pareille je réclame la liberté à grands cris.”
Même dans l’entourage de l’artiste, on parle d’internement abusif. D’ailleurs c’est à la mort du père de Camille, qui l’a soutenu et protégé, que celle-ci sera internée. Toujours dans Apostrophes, en 1984 (TW si vous regardez : l’écrivain pédocriminel Gabriel Matzneff est également invité sur le plateau), la petite-nièce de Camille Claudel, Reine-Marie Paris, explique au sujet du choix de son grand-père d’avoir fait interner sa sœur qu’il redoutait sans doute la folie : « Oui, certainement. C'est vrai que l'image de Camille l'a hanté dans toute son œuvre. On retrouve le thème de la femme, double vocation de la femme, à la fois péché et salut, la femme interdite, la promesse qui ne peut pas être tenue. D'ailleurs Claudel parle toujours de sa sœur en termes de remords, de ne pas avoir fait assez pour elle. »
Camille Claudel avait un talent d'une précision saisissante, un sens du mouvement et de l’émotion presque viscéral dans la matière. Rodin le savait, il l’a intégrée, exploitée, puis éclipsée. Dans une interview pour France Culture en 2013 Anne Delbée explique “Rodin n'a rien fait pour la faire sortir. Il n'est pas intervenu. Il s’est tu. »
En 1914, alors que Rodin prépare l’ouverture de son musée à l’hôtel Biron, une salle est envisagée pour Camille Claudel. Rodin donne son accord, mais Paul Claudel s’y oppose fermement. Le frère de l’artiste poursuit son entreprise d’effacement. Après avoir fait interner Camille, Paul s’attaque à son œuvre, s’opposant à toute reconnaissance publique. Double peine. Et si, au fond, c’était son talent qu’il cherchait à faire taire depuis le début ?
Comme Betsy dans le livre d’Adèle Yon, ce n’est pas tant leur santé mentale qui est en cause, mais la manière dont leur entourage ,et surtout les hommes autour d’elles, décident de leur sort. Mais aussi la façon dont la colère est perçue. Que ca soit la colère de Betsy envers son mari, ou celle de Claudel envers Rodin et son boys club, Leur colère fait désordre. Pas parce qu’elle est démesurée, mais parce qu’elle vient de femmes. Chez un homme, ça n’aurait même pas été remarqué.
J’aime bien ce passage d’une lettre de Camille Claudel écrite vers 1912 à sa cousine Henriette Thierry, je trouve qu’au contraire elle gère plutôt bien sa colère: « Lorsque j’ai reçu votre lettre de faire-part, j’étais dans une telle colère que j’ai pris toutes mes esquisses de cire, je les ai flanquées dans le feu, ça m’a fait une belle flambée, je me suis chauffée les pieds à la lueur de l'incendie, c’est comme ça que je fais quand il m’arrive quelque chose de désagréable, je prends mon marteau et j’écrabouille un bonhomme. (…) “.
Alors je ne suis pas médecin, je ne dis pas que Camille Claudel ne souffrait d’aucun trouble de santé mentale. Mais difficile de ne pas voir que beaucoup des “signes” invoqués pour justifier son internement ,colère, isolement, obsession du travail, méfiance , auraient été perçus comme des marques de génie, voire d’intensité artistique, chez un homme. Comme je vous le dit depuis 5 ans maintenant, le génie dans notre culture est genré uniquement au masculin.
Ce n’est pas un hasard si, au XIXe siècle déjà, Jean-Martin Charcot présentait Les folles de la Salpêtrière comme des objets d’étude. Des femmes hystériques, convulsives, trop expressives. La psychiatrie naissante s’est construite en grande partie sur des corps féminins réduits à des symptômes. Sur des diagnostics flous, qui pathologisent tout ce qui déborde : le désir, le chagrin, la révolte, l’intuition, l’intelligence.
Camille Claudel écrivait :« On m’a volé ma vie. », et je me demande combien de Camille? Combien de Betsy?
Dans une newsletter précédente j’avais parlé de la représentation de la folie dans l’art, vous pouvez la lire ici, et je suis récemment tombée sur une oeuvre de l’artiste français Tony Robert-Fleury qui m’a interpellé.
Dans ce tableau académique,qui date de 1876, on voit le médecin Philippe Pinel, pionnier de la psychiatrie moderne, en 1795 ordonner qu’on retire les chaînes des patientes internées à la Salpêtrière. Le geste est présenté comme héroïque, presque christique : Pinel debout, calme et rationnel, face à des femmes désarticulées, à demi nues (bah oui tant qu’à faire), hystériques, animales.Ce tableau raconte un geste de progrès, un moment de rupture avec la violence brute. Mais ce qu’il donne à voir, c’est aussi une hiérarchie bien installée : un homme debout, maître du soin et du récit. Face à lui, des femmes allongées, exposées, rendues passives.
On remplace les chaînes visibles par d’autres, moins spectaculaires : celles du diagnostic, de l’autorité, du silence imposé. La folie des femmes reste un spectacle.
Je vous recommande le livre de Yon, il fait bouillir de l’intérieur bien comme il faut. Car oui la colère peut-être un endroit sain, indispensable même. La colère est un moteur puissant de changement social, ne vous en privez pas.
à bientôt,
Eva
Merci pour ce texte d’une justesse implacable 🙌 « (…) Je me suis dit que parfois, la folie qu’on assigne aux femmes est en réalité peut-être une forme de lucidité. Une lucidité insupportable. (…) » Moi aussi, ça fait un petit moment que je le pense et que j’espère que ça sera compris par une majorité de personnes 😪
Ton article est tellement juste et nous rappelle combien le corps et l'esprit des femmes sont brimés, aliénés, objectisés, utilisés, salis, détruits. La psyché des femmes est d'une telle intensité, en prime de la magie gestatrice du corps, que le patriarcat en chie dans son froc. Sorcière un jour, sorcière toujours.