L’une de mes œuvres impressionnistes préférées est sans doute La Nourrice Angèle nourrissant Julie Manet (1879) de Berthe Morisot, pour tout ce qu’elle dit et tout ce qu’elle ne dit pas. Une scène a priori banale : une jeune femme vêtue de blanc et de rose lumineux allaitant un bébé. Morisot utilise des touches légères, presque éthérées, qui contrastent avec la nature intense entourant Angèle , ce qui lui apporte un éclat particulier.
On pourrait penser qu’il s’agit d’une énième Vierge au lait, une madone contemporaine avec un poupon calé au sein. Mais, comme le rappelle l’historienne de l’art états-unienne Linda Nochlin, il s’agit avant tout d’une scène de travail, car plot twist : Julie Manet n’est autre que l’enfant de Morisot. Deux femmes, deux mères, issues de classes sociales opposées, se retrouvent face à face, travaillant chacune pour permettre à l’autre de le faire. Nochlin ajoute : « Toutes deux revendiquant la maternité et l'acte de materner. » Elle suggère que cette œuvre ne se contente pas de figer un instant de vie domestique, mais qu’elle interroge subtilement les dynamiques de pouvoir et de partage autour de la maternité.
En effet, La Nourrice Angèle nourrissant Julie Manet nous montre une double maternité. La nourrice, en allaitant Julie au sein, crée un lien physique et émotionnel avec l'enfant, qui dépasse les simples obligations professionnelles. De son côté, Berthe Morisot reste la "mère légitime", celle qui confère son identité et son cadre social à Julie. Ce partage d’un rôle traditionnellement unique (le "materner") trouble à mon sens les frontières habituelles de la maternité.
On retrouve également la mise en scène d’une certaine tension de classe. L’acte de materner, ici, appartient autant à celle qui utilise son corps pour exercer son métier qu’à celle qui, grâce à sa position sociale, peut déléguer cet aspect exigeant de la maternité. En confiant l’allaitement à une autre femme, Morisot illustre comment certaines femmes bourgeoises de l'époque ont pu s’affranchir de contraintes liées à la maternité maternité pour poursuivre leurs ambitions artistiques ou personnelles. Cependant, cet affranchissement repose sur l'exploitation d'une autre femme, ce qui met en lumière les inégalités de classe.
La maternité était en effet exaltée dans les idéaux bourgeois du XIXᵉ siècle, mais principalement comme un rôle moral et affectif. Une maternité idéalisée mais détachée du corps. L’acte physique d’allaiter était encore considéré comme animal ou "trop corporel". Allaiter soi-même était parfois associé aux femmes des classes populaires ou des zones rurales, et donc moins "civilisé". Les bourgeoises, en se détachant de cette fonction, affirmaient leur appartenance à une classe supérieure. So chic.
C’est ce que j’appelle le paradoxe de l’émancipation. On (je ne parle pas des mères individuellement mais de la collectivité, de la société) transfère en partie (voire complètement) le travail domestique, le travail du care (pas forcément de gaieté de cœur, même si ça reste évidemment un privilège), plutôt que d’opérer une véritable redistribution et revalorisation de ces tâches. Le patriarcat et le classisme ne cèdent pas sur ces questions.
Suivant les idées de penseuses comme Silvia Federici, il faut reconnaître la valeur économique et sociale du travail domestique, souvent invisibilisé, qu'il soit réalisé par des femmes dans leur propre foyer ou par des travailleuses employées.
Elle écrit dans Des salaires contre le travail ménager : “We are seen as nagging bitches, not as workers in struggle.” (« Nous sommes perçues comme des poufiasses tenaces, et non comme des travailleuses en lutte. »).Ce texte, publié en 1975, est un manifeste du mouvement féministe marxiste et des luttes pour la reconnaissance du travail domestique non rémunéré comme un pilier essentiel du capitalisme. Federici y argumente que le travail ménager, souvent invisible, exploite les femmes en les maintenant dans un rôle de reproduction gratuit, et propose de revendiquer un salaire pour ce travail comme acte politique.
Des œuvres comme celle de Morisot mettent en lumière la tension entre la quête d’émancipation individuelle et la persistance des inégalités structurelles. Les femmes artistes mères se retrouvent parfois à réfléchir à leur propre rôle dans la perpétuation ou la subversion des normes genrées à travers leur art, leur vie familiale et leur pratique. Je ne dis pas que c’était forcément le but de Morisot, évidemment, ce serait projeter sur son œuvre des concepts ou des préoccupations plus contemporaines, mais aujourd’hui, en regardant cette œuvre, c’est ce que je perçois moi, une mère lambda qui est tantôt Angèle, tantôt Morisot (le talent artistique en moins, on s’entend).
En regardant ce tableau, je pense directement à Deborah Levy. Dans son essai autobiographique Le Coût de la vie (2013), l’autrice britannique examine comment la maternité influence la vie intellectuelle et artistique d’une femme. Elle décrit le conflit entre l’intensité émotionnelle de la maternité et le besoin de solitude pour écrire. Levy refuse de glorifier ou de diminuer la maternité, préférant l’explorer comme une expérience humaine complexe. Elle nous dit : « Les mères qui écrivent apprennent à travailler avec le chaos. » Ce que j’aime chez Levy, au-delà du fait qu’elle politise la maternité et édulcore pas ses réalités, c’est qu’elle développe l’idée que les mères peuvent redéfinir ce rôle selon leurs propres termes : « On peut être une bonne mère sans être une mère parfaite. C’est en réinventant ce rôle que l’on trouve une véritable liberté. » Les mères ne sont pas des êtres dépourvus d’agentivité.
C’est l’une des raisons pour lesquelles je trouve qu’il est assez fascinant de voir comment les artistes mères (les mères artistes ?) se représentent, se racontent. C’est une sorte d’accès à un hors-champ, voire à un angle mort dans une histoire de l’art qui a souvent représenté la maternité de façon à servir les récits patriarcaux. Toujours dans Le Coût de la vie, Deborah Levy nous dit : « La société aime l’idée de la mère dévouée qui se sacrifie pour ses enfants, mais chaque mère sait qu’il est essentiel de préserver des fragments de soi, même si cela semble égoïste. » alors que Dans La Femme gelée (1981), Annie Ernaux écrit : « Je me suis enfermée dans ma chambre, coupable d'avoir autre chose à faire qu’à m'occuper d'eux. » Cette culpabilité, ce prétendu égoïsme, provient sans doute en partie des images qui ont contribué à façonner le mythe de la mère parfaite, celle dont le temps semble ne jamais lui appartenir.
Ce qui est évidemment ironique, c’est que lorsqu’ils sont investis par des femmes, des sujets comme la maternité, en art, deviennent souvent "mineurs". Les femmes qui choisissent de traiter la maternité dans leurs œuvres peuvent voir leur travail réduit à une catégorie genrée et moins valorisée.
Pour revenir à Morisot et à La Nourrice Angèle nourrissant Julie Manet, si l’on met de côté le rapport à la nourrice, l'œuvre souligne aussi l’idée que l'art et la maternité peuvent se nourrir mutuellement, malgré les tensions inhérentes. Et heureusement. Car même si je ne vous cache pas que je vous écris d’un endroit de fatigue intense (7 mois bientôt de “congé” maternité, c’est chouette mais pas de tout repos), c’est souvent de ce lieu entre bliss et abysse que l’impulsion à lire, créer, et faire apparaît.
J'avais envie de vous quitter sur une citation de l'autrice, poétesse et militante féministe Gloria Anzaldúa, lue sur le compte de l'historienne de l'art mexicain Sarah Velázquez-Orcel : “ Oublie la chambre à soi – écris à la cuisine, enferme-toi dans la salle de bain. Écris dans le bus ou dans la queue pour les aides sociales, ou au travail, ou pendant les repas, entre le sommeil et la veille. J’écris quand je suis sur le trône. (…) Pendant que tu laves le sol ou le linge, écoute les mots chanter dans ton corps.”
À très bientôt, et si cette lettre vous a plu, n’hésitez pas à la faire circuler ou à me laisser un commentaire.Ca m’aide toujours beaucoup.
Eva
Merci! Je ne connaissais pas cette oeuvre... Je remarque aussi que Angele n'a pas de nom de famille mais le bébé, si...;-)
Parmi tout ce que tu dis d'intéressant, je retiens l'inspiration qui pointe le bout de son nez "entre bliss et abysse" pour te citer (quelle jolie formule). Je m'interroge souvent sur les conditions de la création et je me faisais la réflexion encore la semaine dernière que mon besoin d'écrire (je dis "besoin" volontairement) naît souvent de la tension entre l'angoisse et le confort, configuration impossible à fabriquer sur demande, quel tourment, vraiment...