Je ne sais pas si vous connaissez cette archive, celle de l’artiste Louise Bourgeois dans son atelier, en train de casser toutes les sculptures, tasses ou céramiques qui lui tombent sous la main, qu’elle achève en écrasant les débris avec ses pieds ? J’adore cette vidéo, elle a quelque chose de cathartique. Plutôt que de la destruction pure, je vois une artiste qui canalise et transforme sa colère. Je pense qu’on va avoir pas mal besoin de cette énergie en 2025, pour donner du sens, pour transmettre, mais aussi pour lâcher du lest.
Je commence l’année avec un thème qui n’est pas des plus légers, mais qui, dans cette quête que je poursuis ici depuis près de cinq ans pour comprendre l’impact de nos représentations sur nos psychés et nos comportements, me paraît essentiel. J’aborderai ici des sujets sensibles tels que la pédocriminalité et l’inceste. Si vous choisissez de lire cette lettre, je vous encourage à le faire dans des conditions favorables et avec l’attention nécessaire.
“Je vais vous dire quelque chose de très étrange : ce fut elle qui me séduisit. “
C’est ainsi que Humbert Humbert, le narrateur de Lolita (1955) de Nabokov, justifie ses actes auprès du jury, devant lequel il comparaît pour meurtre. Il est finalement arrêté, non pas pour ses crimes contre Lolita, mais pour homicide . L’ironie. Selon lui, ce n’est pas de sa faute, mais celle de l’enfant. Oui, l’enfant.
Humbert Humbert manipule le récit pour nier à Lolita son statut de victime, la décrivant tantôt comme provocatrice, tantôt, plus insidieusement, comme complice. Dans Le Consentement (2020), l’autrice Vanessa Springora évoque un discours similaire chez Matzneff, qui écrivait dans ses journaux qu’il était "séduit" par les jeunes filles, construisant un récit romantisé de ses abus et de sa pédocriminalité.
Humbert Humbert invente le concept de la "nymphette", cette figure qu’il sexualise et mythifie pour justifier son désir, et qui a évidemment permis à des hommes comme Matzneff ,Christophe Ruggia, ou Benoît Jacquot, pour ne citer qu’eux, de se dédouaner et de jouir de l’impunité réservée aux artistes grâce au soutien d’intellectuels ainsi que des sphères littéraires, artistiques, politiques, et médiatiques qui glorifiaient leurs travaux. On se demande souvent comment c’est possible et pourtant il suffit d’écouter les puissants ,comme récemment Emmanuel Macron sur l’affaire Depardieu qui saluait un « immense acteur » qui « rend fière la France », pour comprendre comment le système fonctionne . On notera d’ailleurs que la complicité sociale amplifie toujours le drame des victimes.
On revient à la nymphette d’Humbert Humbert qui l’a décrit ainsi :
« Entre les âges de neuf et quatorze ans apparaissent des jeunes filles qui, pour certains voyageurs ensorcelés, ayant deux fois ou bien davantage leur âge, révèlent leur véritable nature, qui n'est pas humaine, mais nymphique (c'est-à-dire démoniaque) ; et ces créatures élues, je propose de les désigner comme des "nymphettes". »
C’est cet entre-deux que de nombreux artistes vont tenter de rechercher, de représenter. Je pense notamment au sculpteur britannique Edward Onslow Ford (1852-1901) qui avait comme d’autres de ses contemporains un très grand intérêt pour le glissement des petites filles de l’enfance à l’adolescence , au point qu’il avait une prédilection particulière pour des modèles qui, au cours des séances, traversait leur puberté, de sorte que l’œuvre résultante réunisse certaines des caractéristiques des deux âges 1. Malaise.
Cette obsession pour le corps des très jeunes filles peut également s’expliquer par le fait qu’à la fin de l’époque victorienne, le corps des adolescentes était au centre de nombreux débats, notamment après l’amendement Labouchere de 1885, qui avait relevé l’âge du consentement de douze à seize ans afin de mieux protéger les adolescentes contre les prédateurs sexuels. Ces figures de jeunes filles peuvent être interprétées comme incarnant le type de pré-ado que cet amendement cherchait à protéger.
Il convient de noter qu’à cette époque, la prostitution infantile était courante au Royaume-Uni, et il est difficile de déterminer si ces artistes exprimaient une critique de cette réalité ou, au contraire, s’ils offraient une nouvelle forme d’accès à des corps désormais légalement hors limite (même si l’on sait que les lois n’ont jamais empêché les violences d’arriver).
L’histoire de l’art a évidemment participé à construire cette image de la Lolita, mais également à normaliser l’érotisation d’enfants et ce à toutes les époques, sous toutes les formes, plus ou moins subtiles, jusqu’à nous faire regarder des victimes bien réelles.
Les abus et violences à l’égard des enfants sont tissés à travers toutes les hiérarchies et institutions sociales et culturelles valorisées par notre société patriarcale. Il s’agit d' une intégration profonde et structurelle, plutôt qu'un simple enracinement. Une toile d’araignée géante.
Celui qui maîtrisait comme nul autre l’art de sexualiser les pré-adolescentes était le peintre franco-polonais Balthus (1908-2001). Bien qu’il ait toujours nié l’érotisation de ses jeunes modèles et qu’aucune plainte ou accusation n’ait jamais été formulée contre lui, des œuvres comme La Leçon de guitare (1934) ou celles mettant en scène Thérèse Blanchard et son petit frère — respectivement âgés d’environ 11 et 9 ans lorsque Balthus a commencé à les peindre — suscitent, pour ma part, un profond malaise.
Il est important de souligner qu’il n’y a peut-être pas eu de plaintes, en partie à cause de la dynamique de pouvoir intrinsèque à la relation entre un adulte et des enfants. De plus, Thérèse et son frère, qui vivaient dans la cour de Rohan, venaient d’un milieu modeste, tandis que Balthus appartenait à une famille d’intellectuels relativement privilégiée et bien connectée.
Au sujet de La Leçon de guitare, Balthus dira dans une lettre de décembre 1933 à Antoinette de Watteville, qui deviendra son épouse quatre ans plus tard :
« Je prépare une nouvelle toile. Une toile plutôt féroce. Dois-je oser t’en parler ? Si je ne peux pas t’en parler à toi — c’est une scène érotique. Mais comprends bien, cela n’a rien de rigolo, rien de ces petites infamies sensuelles que l’on se montre clandestinement en se poussant du coude. Non, je veux déclamer au grand jour, avec sincérité et émotion, tout le tragique palpitant d’un drame de la chair, proclamer à grands cris les lois inébranlables de l’instinct. Revenir ainsi au contenu passionné d’un art. Mort aux hypocrites !2 »
Cette scène que vous pouvez voir ici (image sensible) est clairement une scène de violence sexuelle sur une enfant. Donc, quand il dit “avec sincérité”, et “mort aux hypocrites” ne nous fait-il pas finalement une confidence ? Il ajoutera dans une lettre datée de février 1934:
« Après deux mois de recherches désespérées et après avoir mobilisé tout le monde j’ai fini par trouver une petite fille chez une concierge d’un quartier pauvre. Elle est venue poser trois fois accompagnée de sa mère. Elle louchait terriblement mais se déshabillait avec une magnifique impudeur d’enfant, tandis que sa mère, une malheureuse Luxembourgeoise, affreusement victime de la vie, tricotait dans un coin. Il n’y a donc pas eu de détournement de mineurs3. »
Cette œuvre est d’ailleurs la seule pour laquelle Balthus reconnaît son caractère érotique. Il recherchait un thème provocateur pour lancer sa carrière.
Thérèse rêvant (1938) nous montre une jeune fille à peine sortie de l’enfance, assise nonchalamment sur une chaise, les yeux perdus dans un rêve inaccessible. Son attitude, à la fois naturelle et légèrement avachie, est rehaussée par un détail délibérément troublant : l’ouverture de sa robe dévoile sa culotte, un choix “artistique” qui, dans son contexte, soulève des interrogations sur l’intention du peintre.
À ses pieds, un chat lape du lait dans une soucoupe, un symbole souvent associé à la sensualité dans l’iconographie occidentale. Le félin, tout comme l’enfant, semble capturé dans un moment de satisfaction tranquille, mais la composition rend cette scène ordinaire étrangement troublante. La lumière douce qui baigne la pièce adoucit les contours, mais ne parvient pas à dissiper le malaise. La posture de Thérèse, avec ses jambes croisées et sa chaussette baissée, crée un équilibre précaire entre la simplicité enfantine et une représentation plus insidieuse, oscillant entre le voyeurisme et la contemplation.
Bien que Balthus et ses défenseurs retournent souvent la situation en affirmant que ce sont les spectateurs qui projettent leurs propres désirs et pulsions perverses sur son œuvre, ou en jouant la carte du "les artistes sont là pour transgresser", je trouve que tout cela pue la culture pédocriminelle. Après si on pense au contexte de l’époque, ce type de comportement était bien entendu normalisé. D’ailleurs, il est intéressant de noter que bon nombre des grandes affaires révélées par le mouvement #MeToo en France concernent des actes de pédocriminalité.
La complaisance du milieu artistique à l’égard de ces comportements n’est pas nouvelle. Il suffit de se rappeler les tribunes successives des 26 janvier et 23 mai 1977, où 80 intellectuels français, parmi lesquels des femmes comme Simone de Beauvoir et Françoise Dolto (oui, la même qui nous explique comment élever nos enfants), ont signé un texte appelant à la décriminalisation des rapports sexuels entre adultes et enfants de moins de 15 ans.
C’est peut-être un des symptômes d’avoir baigné dans cette culture, mais j’ai vraiment beaucoup de mal avec la nudité des enfants dans les œuvres d’art. La nudité me met mal à l’aise, je la trouve souvent suspecte et déplacée même quand c’est Suzanne Valadon qui peint de très jeunes filles.
Alors évidemment, les nus de Valadon diffèrent fondamentalement des œuvres de Balthus dans leur approche, leur intention, et leur réception. Elle n’est pas voyeuriste , le regard est différent, mais il y a quand même cette exposition d’un corps qui peut encore difficilement consentir à être utilisé à des fins artistiques qui me met mal à l’aise même si je comprend aussi la volonté d’artiste de capturer l’enfance, la puberté et l’adolescence dans son entièreté il y a toujours pour moi quelque chose d’un peu exploitant, peut-être parce que je ne connais pas non plus les intentions de celles et ceux qui porteront leur regards dessus.
Valadon, avant de connaître le succès, n’avait pas beaucoup d’argent pour se payer des modèles. Elle dessinait et peignait donc régulièrement les membres de sa famille. Dans La Poupée délaissée (1921), qu’on peut voir en ce moment au Centre Pompidou dans l’exposition monographique dédiée à l’artiste, Valadon capture une scène intime. Une jeune fille nue est assise sur un lit, tournée de trois quarts dos, tenant un miroir à main dans lequel elle semble s’observer attentivement. L’attitude introspective de la jeune fille face au miroir suggère une prise de conscience de sa propre identité. À ses côtés, une femme adulte, entièrement vêtue, renforce par contraste la nudité de la jeune adolescente. Elle est assise et utilise une serviette pour sécher le corps de la jeune fille. Au sol, près du lit, une poupée abandonnée ornée d’un ruban similaire évoque l’enfance révolue. La jeune fille représentée est la nièce de Valadon, accompagnée de sa mère dans ce qui semble être une scène de soin des plus ordinaires. L’œuvre n’est pas un portrait au sens strict, car Valadon ne les identifie pas explicitement, préférant offrir une réflexion intemporelle sur la métamorphose de l’enfance vers l’âge adulte. La nudité de la jeune fille dans *La Poupée délaissée* n’est pas intrinsèquement "gênante" si elle est analysée dans son contexte artistique et symbolique. Cependant, on ne saura jamais si sa nièce a consenti ou non à l’exposition de son intimité.
D’ailleurs, il est important, et même profondément féministe à mon sens, de souligner que des femmes artistes ont aussi participé à l’érotisation d’enfants à travers leur art. Je pense notamment à la photographe américaine Sally Mann (1951), dont plusieurs photos ont récemment été retirées d’une exposition au Texas’s Modern Art Museum of Fort Worth, dont celle particulièrement controversée intitulée Popsicle Drips (1985), qui zoome sur les parties génitales d’un petit garçon, avec ce qui semble être de la glace qui fond de son nombril jusqu'à ses jambes.
Mann, qui est particulièrement connue pour avoir mis en scène ses trois enfants, partiellement ou complètement nus, dans des moments intimes, souvent dans un cadre naturel, explore l'enfance comme un territoire complexe, à la fois idyllique et fragile. Ses images capturent des moments de jeu, de repos, de maladie ou de mélancolie, révélant l'intensité émotionnelle et la dualité de cet âge. Les enfants apparaissent à la fois libres, insouciants et parfois empreints d'une gravité qui semble dépasser leur âge.
Cependant, cela n’empêche pas de s’interroger sur la frontière entre art et exploitation. Mann a défendu son travail en affirmant qu’il s’agissait d’un regard maternel et artistique, et non d’un regard voyeur ou érotisant. Alors oui, toutes les images d’enfants nus ne sont pas intrinsèquement sexuelles, fort heureusement, et l'art peut représenter la nudité sans intention érotique, évidemment. Mais il est essentiel d’analyser le contexte culturel, artistique et intentionnel dans lequel elles sont créées et de faire la médiation nécessaire auprès du public, que ce soit dans le contexte de musée, de l’école, ou de l’université.
On a trop été habitué à voir des œuvres qui érotisent les enfants, comme celles de Bouguereau (je vous recommande la story du compte de l’autrice Ludivine Gaillard @mieuxvautartquejamais à ce sujet), Fragonard, ou de jeunes filles à la cruche, qui symbolisent souvent la virginité, comme le célèbre tableau de Greuze qui montre une fille après un viol, au point que cela soit devenu presque un non-sujet. Un non-dit. Une pierre de plus à l’édifice, à l’horizon lointain, qu’est le patriarcat. Cette indulgence renforce une forme de culture permissive, où les abus sont minimisés ou excusés au nom de la liberté artistique, de la créativité ou de la "grandeur" des artistes.
Alors, on fait quoi ? Si vous me lisez depuis longtemps, vous savez que je ne suis pas pour le retrait des œuvres (sauf évidemment si une victime demande leur retrait), mais pour leur recontextualisation et une véritable honnêteté intellectuelle de la part des institutions, tant sur ce qu’on regarde que sur les éléments biographiques qu’on ne peut pas toujours mettre de côté par simple convenance.
À ce sujet, je suis tombé sur un cas que je trouve intéressant : celui de l’artiste britannique Eric Gill. Ce dernier est renommé pour ses sculptures (l'une de ses plus connues est Prospero and Ariel, qui se trouve à l’entrée des studios de la BBC à Londres), ses gravures et ses polices de caractères. Il a abusé sexuellement de ses filles, ainsi que d'autres membres de sa famille. Ces révélations proviennent de son journal intime, publié après sa mort en 1940, et ont été révélées au grand public en 1989 par la biographe Fiona MacCarthy.
Nathaniel Hepburn est devenu directeur du Ditchling Museum of Art + Craft en 2014,et a débuté son nouveau rôle avec la tâche de monter une exposition sur l’artiste. Il explique dans un entretien avec la journaliste Rachel Cooke pour The Guardian : « J’étais au courant de la biographie de Gill lorsque j’ai obtenu le poste .Mais je pense que j’y ai d’abord réagi de manière assez froide et en tant qu’historien de l’art. Mon point de vue en tant que conservateur était : c’est un artiste, et nous exposons son travail. Je n’avais pas ressenti que sa biographie poserait problème pour nous, jusqu’au jour où je me suis retrouvé face à une œuvre que nous serions mal à l’aise d’exposer. Il y avait un objet en particulier qui m’a fait prendre conscience du fait que Gill avait abusé de ses filles. » Il s’agissait d’une enveloppe dans les archives de Ditchling, au dos de laquelle Gill avait inscrit, en deux colonnes, des mesures détaillées de différentes parties du corps de ses filles, Elizabeth (Betty) et Petra. « À côté de ces mesures figurent les siennes propres et, en bas, il note la taille de son pénis, en érection et au repos. C’est un objet puissant. Il raconte l’histoire de manière très directe. On ne peut pas le regarder et dire : “C’était un sculpteur, bien sûr qu’il s’intéressait aux mesures et aux formes.” »
C’est à ce moment qu’Hepburn a commencé à estimer que le musée – qui, pour l’instant, ne mentionne pas aux visiteurs les abus de Gill envers ses filles – avait le « devoir » d’être « plus transparent » sur certains faits. Ils finiront par exposer dans le musée le dos de la fameuse enveloppe et parleront de l’inceste qu’il a fait subir à ses enfants. L’exposition se tient quelques mois avant le #MeToo d’octobre 2017. Aujourd’hui (j’ose l'espérer), il serait impensable de montrer le travail de Gill sans mentionner automatiquement cet élément biographique. Car en plus de cela, Gill a très souvent utilisé ses filles comme modèles ; ce sont donc parfois ses victimes que nous regardons.
Interroger les objets culturels et leur contenu, en particulier les violences qu'ils véhiculent ou peuvent véhiculer, est une démarche essentielle. Remettre en question la manière dont les enfants sont représentés et parfois exploités dans l'art est également une étape cruciale pour assurer leur protection et garantir qu'ils soient traités comme des sujets de droits, et non comme de simples objets.
Cette lettre pourrait, malheureusement, être bien plus longue, car les exemples ne manquent pas. Je n’ai d’ailleurs pas oublié Gauguin et le traitement particulier des enfants/jeunes filles racisées, sujet qui fera l'objet d'une autre missive cette année.
Je vous souhaite une année apaisée, et je me réjouis d’échanger avec vous.
Je suis profondément touché de voir que vous êtes des milliers à me lire et à me relire sur Substack, loin de la viralité et de l’éphémérité des réseaux sociaux. N’hésitez pas à en parler autour de vous, il n’y a pas de petite communauté. Tous vos partages sont sincèrement appréciés.
Eva
Lettre du 1er décembre 1933, Balthus, Correspondance amoureuse avec Antoinette de Watteville, Paris, Buchet-Chastel, 2001
Ibid. p. 170.
Mais quelle newsletter captivante,
J’ai trouvé cette lecture tellement enrichissante et accessible.
Certaines parties étaient saisissantes,
… mais toujours pertinentes et essentielles pour mieux comprendre, pour mieux se questionner..
Merci infiniment pour ce travail précieux.
Vraiment un plaisir de lire cette newsletter, moi qui n’ai jamais fait d'études d’histoire de l’art, mais toujours voulu en savoir plus sur le sujet, je trouve ça génial ! Bravo🌸